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    Elle ne l'avait pas encore vu de la matinée, si on excluait le petit déjeuner, qu'ils prenaient toujours tous ensemble le samedi matin. Il avait sifflé son bol de café d'une traite, avait embrassé ses deux filles sur chaque joue, puis sa femme tendrement mais très furtivement, avant d'aller s'isoler dans la chambre conjugale, pour ne plus en sortir de la matinée. Journée déprimante en perspective.
    Ses deux filles étaient parties en ville pour la journée, aller acheter une robe pour l'aînée. Et elles ne rentreraient sûrement qu'en début de soirée, pour le dîner. Marine soupira. Son regard balaya la pièce principale de sa maison, vide de toute présence humaine, hormis la sienne. Et elle était encore trop saine d'esprit pour se faire la discussion à elle-même. L'état des lieux ? Fait en deux minutes : sa maison était nickelle. Elle pouvait rayer le ménage de ses occupations. Le repassage : même conclusion. Jardinage : annulé, il pleut sans discontinuer depuis des jours, impossible de faire quoi que ce soit. La télévision, rien de passionnant. Sortir pour aller voir ses amis, impossible : Julia travaille le samedi, Sienna a des copies à corriger qui lui arrivent au dessus de la tête. Sa journée ne sera pas des plus excitantes aujourd'hui. Nouveau soupir.

     

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    Son regard s'arrêta sur l'ordinateur. Lui non plus ne sembla vraiment pas intéressant. Non, ce qu'elle voulait, c'était profiter de l'absence de ses enfants pour passer un peu de temps avec lui, son mari, Nate. Plusieurs semaines qu'il rentre tard le soir, et part tôt le matin. Elle ne sentait sa présence que quand il venait se coucher, mais s'endormait rapidement, sans même lui adresser un mot. Bien sûr que le travail de son époux est important. Il était directeur de sa propre entreprise après tout, qu'il avait monté lui même et fait grandir patiemment. Et maintenant qu'elle avait pris de l'ampleur, cette fichue entreprise devenait pire que n'importe quelle maîtresse, à lui kidnapper son cher et tendre sous son nez, sans qu'elle ne puisse faire quoi que ce soit. Elle avait même dû dire adieu à certains projets qu'ils voulaient depuis le début : déménager dans une maison plus grande, partir en vacances en Europe, ou avoir un petit garçon. Et hop ! Tout était balayé, d'une seule traite.

     

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    Elle se contenta alors de s'asseoir sur son canapé. Voilà comment elle passera son samedi : vautrée sur son canapé, une télécommande dans la main et des rediffusions de vieilles séries à la télévision. Et il n'était que onze heures ! Il fallait tenir jusqu'à vingt-trois heures demain soir, ce qui fait donc trente-six heures d'ennui total. Rien que réaliser l'ampleur de son week-end lui donnait déjà envie d'aller au boulot et s'occuper de ces petits bouts de chou.
    Et pourtant, après quelques minutes, qui lui semblèrent interminables, elle entendit la porte de la chambre conjugale s'ouvrir dans un grincement, et le parquet crisser sous les roues d'un fauteuil roulant. D'instinct, elle se redressa, posa la télécommande sur la table basse du salon et se peigna très rapidement à l'aide de ses doigts. Elle fit semblant de s'intéresser à la télévision et aux images qu'elle diffusait sous son nez pour ne pas ressembler à une pauvre âme en perdition, et en mal d'amour, ce serait très mal joué de se montrer délaissée par son époux.

     

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    _ Marine ? Demanda finalement Nate en passant l'arche qui menait au salon rouge.
    Elle ne moufta pas, non, elle était absorbée par sa série. Le nom de la série ? Kyle XY il lui semble, première saison ou un truc dans le genre. En réalité, elle ne sait pas trop, elle ne suit même pas l'intrigue. Non, elle veut se faire désirer, elle veut avoir une once d'importance là maintenant.
    _ Marine, répéta-t-il une nouvelle fois en s'approchant encore plus d'elle.
    Il tendit alors la main pour lui toucher le bras, et à cet instant seulement, elle esquissa un sursaut et se tourna vers lui, feignant la surprise.
    _ Oh, excuse moi, je ne t'avais pas entendu. Tu veux quelque chose ? Demanda-t-elle.
    _ Je sais très bien que tu le faisais exprès, rit-il.
    _ Mais pas du tout, bouda-t-elle légèrement. J'étais très à fond dans ma série, c'est tout.
    Il la regarda, insistant, pendant quelques instants, avant qu'elle ne capitule, n’attrape la télécommande et éteigne la télé. Nate sourit légèrement et vint s'asseoir à côté d'elle sur le canapé.

     

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    _ Bon, d'accord, avoua-t-elle finalement, je m'emmerde, tu es content ? Les filles sont parties faire les boutiques toutes les deux, la maison est nickelle, j'ai plus aucune corvée en cours et tu es devant tes dossiers qui te kidnappent déjà cinq jours par semaine, alors que j'avais espéré profité de ta présence pendant que nous n'étions que tous les deux.
    Nate leva un sourcil, interrogatif, avant de prendre la parole.
    _ « Profiter de ma présence » ? Je peux savoir à quoi tu pensais ?
    _ Fais pas le naïf, Nate, tu sais très bien de quoi je parle. Je dis juste que tu t'occupes plus de ta boîte que de nous ou des filles. Je suis un peu frustrée, surtout qu'on a annulé tous nos projets à cause de ça.
    _ Si tu parles du troisième enfant, tu sais très bien que ce n'est pas la boîte qui nous a empêché de l'avoir, expliqua-t-il.

     

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    _ Comment ça ? Tu insinues quoi ? Que c'est de ma faute ? Attention à ce que tu vas dire Nate. Ce n'est pas parce qu'on a mis quatre ans à avoir Jayn que tout doit être de ma faute.
    _ Est-ce que j'ai dit ça Marine ? Calme-toi …
    Il s'approcha un peu plus d'elle et l'attira contre lui, avant de l'embrasser brièvement sur le front. Elle se calma légèrement, apaisée par cette étreinte qu'elle attendait depuis des mois, et n'aurait quitté les bras de son époux pour rien au monde.
    _ Mais tu as vu notre âge maintenant ? Supporter l'adolescence à plus de cinquante ans, je suis pas sûr d'être capable de le supporter, on a déjà du mal à supporter celle de Jayn qui commence à peine …

      

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    _ Mais on n'est pas si vieux que ça Nate. J'y pense toujours à ce troisième enfant, et puis, imagine si c'est un petit garçon, ce serait bien non ? Je trouve que tu te braques beaucoup trop vite. Ce n'est pas parce qu'on a un peu de mal avec Jayn qu'on aura du mal avec un autre enfant.
    _ Admettons que je dise oui, tu te doutes bien que ce sera à nouveau le parcours du combattant. Il faudra à nouveau courir chez les spécialistes, essayer tout un tas de remèdes miracles, je ne sais combien de fausse couches … Je ne me sens vraiment pas prêt à subir ce calvaire une deuxième fois. On a eu Jayn alors que les médecins nous disaient que ce serait impossible, tu ne peux pas t'en contenter ?
    _ Bien sûr que non.

     

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    Elle se redressa, pour le regarder droit dans les yeux. Comment pouvait-il dire tout ça ? Lui il se la coulait tranquille pendant qu'elle subissait les examens, les traitements et surtout les fausses couches. C'était elle qui souffrait, mais qui avait été la femme la plus heureuse du monde quand elle avait pu voir la bouille de sa fille pour la toute première fois. Et tout ça, même si les médecins l'avaient jugée stérile. Alors non, elle ne perdra pas espoir pour avoir son petit garçon, même si elle doit à nouveau subir tout ça. Ça en valait la peine.
    _ Je n'ai pas envie de me contenter de ça, tant qu'on peut avoir des enfants, je n'ai pas envie d'arrêter d'y croire. Et ne dis surtout pas qu'on est vieux Nate, hors de question ! Si tu n'en veux pas de ce troisième, et bien soit, je te le ferais pas dans le dos si ça peut te rassurer. Mais sache que je n'abandonne pas ce projet pour autant.
    Elle se leva d'un bond, laissant Nate sur le canapé. Elle se dirigea vers le fauteuil adossé à la cheminée pour prendre son sac à main qu'elle posa sur son épaule.

     

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    _ Marine, ne te vexe pas. Reste ici enfin, je m'excuse si j'ai dit quelque chose qui te déplaît.
    _ Ne te donne pas cette peine, je vais aller voir Sienna, je suis sûre qu'elle aura bien un ou deux potins à me raconter entre deux corrections de copies.
    Elle enfila sa veste et sortit de la maison en claquant la porte, bien décidée à cracher tout son venin contre Nate devant une bonne tasse de chocolat chaud chez son amie. Après tout, elle était la seule qui la comprenait quand Nate n'en faisait qu'à sa tête.