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    Sa petite routine s’installait et l’été filait doucement pour An. La reprise des cours était encore lointaine pour les deux étudiants, et ils profitaient de ce temps à passer ensemble. An passait le plus clair de son temps hors de la maison, et notamment avec son petit ami. Cinéma, restaurant, balades à vélo ou excursions plus lointaines à la journée, ils n’avaient pas vraiment le temps de s’ennuyer. Mais malgré tout ça, une ombre planait sur leur bonheur parfait et cette ombre s’appelait “rentrée scolaire des étudiants en médecine”.  

    Gabe entrait en deuxième année de médecine, et son cerveau était déjà en ébullition. Il ne s’arrêtait pas vraiment en réalité. Mais il faisait au mieux pour que ses études et la rentrée imminente ne pèse pas sur sa relation avec sa petite amie. 

    Oui, il faisait au mieux. Il faisait toujours au mieux. 

     

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    Quand An ouvrit les yeux, elle était blottie dans les bras de Gabe, et elle n’avait absolument pas envie de s’en défaire. Au contraire. Elle y était bien, parfaitement calée et le soleil frappait doucement contre les carreaux de la chambre d’étudiant. Une matinée idéale pour ne rien faire, se laisser couler dans la couette et profiter de la seule présence de l’autre pour discuter. Mais le son de la respiration régulière de Gabe dans son oreille lui coupa court ses idées : il dormait encore, et profondément. 

    La veille au soir, c’est An qui s’était couchée la première alors qu’elle piquait du nez devant le film qu’ils regardaient. Elle avait donc attrapé son oreiller, l’avait calé contre le flanc de Gabe et s’était endormie en l’espace de cinq secondes. Gabe aurait pu danser la java toute la nuit, elle ne s’en serait pas rendue compte. Et quoi qu’il ait fait, elle ne s’en était pas rendue compte. Mais visiblement, il avait dû veiller tard.  

     

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    Elle se redressa alors assise dans le lit, tout en faisant attention à ne pas réveiller Gabe par ses mouvements. Et après un bref étirement, et s’être assurée que tous ses doigts étaient en place, elle regarda un peu plus attentivement autour d’elle. Sur le bureau, en bout de lit, se trouvait une pile de livres de médecine, ouverts. Et elle en aurait mis sa main à couper qu’ils ne l’étaient pas hier soir. Il avait profité de son sommeil pour réviser, et l’abandonnant ainsi seule ce matin. 

    - Vil personnage, bougonna-t-elle dans sa barbe. 

    Elle se tourna vers le bord du lit et laissa ses orteils toucher le sol. La jeune femme tendit le bras vers son téléphone, qu’elle avait posé sur la table de nuit avant de s’installer pour regarder son film. Il avait vibré hier soir pendant le film, mais elle était trop bien installée pour tenter de le récupérer et risquer de perdre son petit confort. Au moins, ce matin, elle ne risquait rien. Elle le déverrouilla et le mobile lui indiqua qu’il était dix heures passées, et qu’elle avait en effet reçu un message. De la part d’Ewan. 

     

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    Elle fut plutôt surprise. Cela faisait un petit moment qu’elle n’avait pas discuté avec son ami du net. Bon, c’était peut-être un peu de sa faute, elle était pas mal occupée à vivre sa relation amoureuse et essayer de sauver sa bande de copains pour s’occuper de ses amis en ligne. Mais, à l’écoute des respirations de Gabe, elle avait toute la matinée pour s’en occuper. 

    Elle ouvrit alors le message, et sourit un peu bêtement en le lisant. 

    “Salut Anie ! Toujours en vie ? A moins que tu ne te sois transformée en ermite depuis le temps. Enfin bref, je venais aux nouvelles, voir comment tu allais et si ton été se passait bien. Bye” 

    Un petit coup d'œil en haut de la conversation lui confirma que Ewan était actuellement disponible, et donc sur son téléphone. Elle allait pouvoir passer le temps à discuter comme ça.  

    “ Hey ! Oui, toujours en vie mais étrangement je carbure aux cerveaux ces jours-ci. Tu crois que je doive m’en inquiéter ?” 

    Elle agrémenta son message d’un petit smiley effrayé et une fois le message envoyé, elle reposa son téléphone sur la table de chevet. Elle se leva et prit la direction de la salle de bain, et revint deux minutes plus tard. Elle avait reçu un nouveau message.  

     

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    “Non, je pense que c’est tout à fait normal. Mais si tu commences à avoir un appétit particulier pour les orteils, il faudra penser à consulter. Comment tu vas ?” 

    “Je vais surveiller mes envies avec attention alors, merci pour le conseil. Je vais très bien, merci de demander. Et toi ? Tu écris toujours ? Je n’ai pas pu passer sur le forum ces jours-ci, j’étais occupée.” 

    An prit la direction de la petite kitchenette de la chambre et sortit de quoi préparer un petit déjeuner. L’installation était très sommaire, certes, mais il y avait tout ce dont elle avait besoin, et même plus. Gabe avait une passion de dingue pour les crumpets et ses placards en regorgeait. Elle en sortit alors un paquet et en mis deux au micro-ondes avant de sortir le beurre et la confiture du frigo. Le temps que le tout chauffe, elle était revenue à son téléphone. 

    “Ah ! Occupée tu dis ? Je vois, je vois … Et il s’appelle comment ton nouveau chéri ?” 

     

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    - Mais comment est-ce qu’il fait ? marmonna An tout en rosissant. C’est si évident que ça ? 

    Elle pianota alors super rapidement sur son téléphone, pour ne pas laisser son ami sans réponse. 

    “Comment tu pourrais être sûr qu’il y a un ‘il’ derrière mes occupations ? Je me suis peut-être mise à la peinture que tu n’en saurais rien.” 

    Le micro-onde sonna et An s’empressa de se relever pour aller l’ouvrir et l’empêcher qu’il ne réveille Gabe. Ce dernier marmonna, mais il roula sur le côté pour poursuivre sa nuit. An lâcha un petit soupir de soulagement et prépara son repas, beurrant les crumpets et se servant une large tasse de thé à la fraise. Le tout posé sur une assiette, elle retourna à table où son téléphone, et sa discussion l’attendait. 

    “Je ne suis pas si con que j’en ai l’air. Je n’ai plus eu de signe de vie depuis le bal du lycée. Et tu devais y aller avec un ami à toi de mémoire. CQFD …” 

    “Bon ok, tu m’as grillée. J’ai peut-être décidé de sortir avec mon cavalier du bal du lycée. Mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle je ne discute plus. J’ai une vie super trépidante tu sais !” 

     

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    Voilà, au moins, il n’allait peut-être plus faire le fier à essayer de décrypter chaque petit aspect de sa vie. Mais étrangement, chez Ewan, cette partie de sa personnalité ne la dérangeait pas. Au contraire, elle trouvait ça amusant. 

    “Ah oui ? Comme quoi ? Raconte.” 

    An mordit dans un crumpet et but une gorgée de thé avant de lui répondre, le plus évasivement possible. Il n’avait pas besoin de savoir que sa seule occupation estivale était Gabe, et chaque recoin de Gabe. Elle allait passer pour une pauvre âme en peine et sans aucune passion dans la vie. 

    “Et toi, tu aimes les crumpets ? Moi j’adore ça, je suis sûre que j’ai été britannique dans une autre vie. Mais j’ai plus de Earl Grey pour aller avec, alors du coup je suis triste” 

    Elle attendit patiemment une réponse, tout en continuant son petit déjeuner. Elle jetait de temps en temps un œil vers Gabe, mais celui-ci dormait toujours comme un bienheureux. Son téléphone sursauta et elle s’en empara. 

    “Je suis britannique, donc oui, j’aime les crumpets. Mais les tiens, ils sont probablement industriels. Je t’en ferais des vrais quand on se verra, tu verras que tout ce qu’on raconte sur les anglais est totalement faux.” 

     

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    Anglais ? Elle ne le savait pas. Elle ne savait pas grand-chose d’Ewan, ni si c’était son vrai prénom, ni son métier, ni dans quelle partie du monde il vivait. Elle, en revanche, lui en avait dit un peu plus, comme quoi elle était étudiante en lettres et qu’elle vivait dans le Nord-Est des Etats-Unis. Mais elle était contente de cette information, qu’elle stocka dans un coin de sa tête : Ewan était britannique, et même anglais. Donc il vivait très probablement là-bas et la possibilité qu’elle le rencontre un jour était très maigre. 

    “Ah oui ? Qu’est-ce qu’on raconte déjà sur les anglais déjà ? … Ah ! Ça me revient : leur bouffe est dégueulasse, ils arrêtent tout ce qu’ils font quand sonne 17h, oups, 5h, pardon, et ils ont tous des petites assiettes avec la Reine dessus.” 

    La réponse de Ewan ne se fit pas attendre et il lui envoya un smiley qui pleurait de rire. An sourit, et attendit patiemment la suite. 

    “Clichés, clichés, clichés. Alors déjà, niveau bouffe, je pense que vous autres américains n’êtes pas les meilleurs du coin non plus. Ensuite, le thé c’est sacré. En France c’est l’apéro, chacun son truc mais nous au moins on ne finit pas bourrés. Et pour ce qui est de la Reine, je n’ai pas les assiettes. Mais la figurine qui bouge la tête toute seule, comme le chien sur la plage arrière des voitures” 

     

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    Il compléta son message d’une image de la figurine en question, dodelinant sa tête royale deux fois trop grosse pour son maigre corps. Cette fois-ci, An ne peut s’empêcher de contenir son rire, et elle posa sa main contre sa bouche. Elle perçut du mouvement devant elle, elle avait réveillé Gabe. Elle reposa son téléphone sur la table de la cuisine, et elle se leva pour rejoindre Gabe sur le lit. Elle alla s’allonger contre son dos, passant ses bras le long de ses côtes pour les poser contre son ventre.  

     

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    Elle approcha sa bouche de son oreille et lui souffla doucement sur le lobe pour tenter de le réveiller. Il n’était pas loin de sortir de ses songes, et autant l’y aider un peu. 

    - Gabe, debout … Sinon je mange tous tes crumpets. 

    Le jeune homme roula un peu des épaules, et se tourna sur le dos doucement. An suivit le mouvement pour s’allonger contre son torse, continuant de lui souffler sur le visage doucement. Au bout de quelques secondes, il finit par ouvrir les yeux et sourit en voyant An blottie contre lui. 

    - Salut, lui dit-il en clignant des yeux. 

    - Salut, lui répondit-elle. 

    Elle l’embrassa sous le menton et se redressa. 

    - Tu viens, le petit déjeuner est chaud. J’ai fait des crumpets et du thé à la fraise. 

    - J’arrive. 

    An se leva et rejoignit sa tasse de thé. Elle s’assit à table, bu une gorgée de sa boisson et reprit son téléphone entre ses mains le temps que Gabe la rejoigne. 

    “Bon, je te laisse. On se parle plus tard, ok ?”

    Elle reposa son téléphone sur la table, ne guettant plus de réponses de la part de Ewan. Le temps que Gabe se traîne jusqu’à table, elle lui servit une tasse de thé et remit d’autres crumpets au micro-ondes.  

     

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    - Tu discutais avec quelqu’un ? lui demanda Gabe sans aucune arrière-pensée alors qu’il s’asseyait à sa place. 

    Il remercia An pour le thé et cette dernière lui mit les crumpets sous le nez quand le micro-onde sonna. Le jeune homme en attrapa un qu’il fit sauter entre ses doigts, se brûlant car sa gourmandise était trop vorace pour patienter que son petit déjeuner refroidisse, et il y mit une large couche de confiture. 

    - Non, je traînais sur Instagram. 

    Elle détourna les yeux vers la fenêtre, n’osant pas regarder Gabe en face. Elle ne savait pas pourquoi elle venait de lui mentir. Elle n’avait aucune raison de lui mentir. Après tout, Ewan était un ami comme un autre, qui vivait loin. Elle n’avait rien à cacher. Mais ça avait été plus fort qu’elle, son instinct lui avait dit de ne pas raconter la vérité. Ewan était son secret à elle, pas besoin que d’autres l’apprennent. 

    - Désolée, je t’ai réveillée, lui dit-elle en portant sa tasse à ses lèvres. 

    - Mais non, ne t’inquiète pas Je n’allais pas passer ma journée au lit non plus. On avait prévu d’aller au Canada aujourd’hui, non ? 

     

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    An acquiesça et sourit. Pourquoi est-ce qu’elle s’inquiétait que les études de Gabe l’éloignent d’elle ? Elle savait pourtant pertinemment qu’il trouverait des solutions pour qu’ils continuent de se voir et que, tant qu’il le pouvait, il la ferait passer avant la médecine. 

    Son téléphone vibra. Un nouveau message de Ewan. Elle le regarda de biais, sans déverrouiller le téléphone. Elle ne l’aurait pas en entier, mais elle ne voulait pas que Gabe se pose des questions. Peut-être qu’il se poserait des questions, qu’il s'inquiéterait sans raison. Ou peut-être que son propre inconscient avait d’autres projets pour Ewan. Des projets que Gabe ne devait pas connaître.  

    “Bonne journée alors. Mes félicitations au petit co…”