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    Cela faisait maintenant des jours que Eliott Thatch ne dormait plus, qu’il ne rentrait plus chez lui et passait ses journées au tribunal. Son bureau se transformait en véritable garçonnière tandis que lui se muait en déchet. Cheveux en pagaille, chemise mal boutonnée, joues râpeuses et cernes sombres sous les yeux. Quant à son bureau, il ne voyait plus son ordinateur, inondé sous toute cette masse de dossiers. Mayers avait été clair. Limpide même. Et la nouvelle de la mort de Savannah avait eu l’effet escompté : Eliott avait revu l’ordre de ses priorités. Il devait faire sortir de prison douze hommes, dont Thomas Sacks, et retrouver la trace de Georg-Kaitlin Mayers, le fils putatif de son client. Et s’il n’en faisait rien, il ne donnait pas cher de sa peau.

     

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    Il se laissa tomber dans son canapé, passant ses mains sur ses joues rêches, le frottement crissant à ses oreilles. Il fallait qu’il respire, qu’il se calme, qu’il se ressaisisse. Il ne pouvait pas continuer sur cette lancée. Mayers pouvait débarquer d’un instant à l’autre et il ne devait absolument pas faiblir ou donner le moindre signe d’abandon. Car ce n’était plus sa seule vie qui était en danger. Celle de sa femme, de son enfant à naître. Sa sœur et sa famille également. Mayers n’avait aucune limite, il en avait déjà fait preuve par le passé, et il est indubitable qu’il fasse preuve des mêmes extrêmes à son encontre.

    On toqua à sa porte, et il sursauta. Il était là. Eliott soupira longuement et inspira, puis il se leva. Il essaya de remettre de l’ordre dans sa tenue, mais c’était peine perdue. Tant pis, il l’accueillerait comme il était. Ce n’était pas l’apparence que Mayers allait juger, mais l’attitude. Il s’approcha alors de la pote, et l’ouvrit sur Mayers et sa compagne, Brooke Anderson. Eliott fit un pas de côté pour les inviter à entrer, et sans un mot, ses deux visiteurs s’exécutèrent et s’installèrent sur un des canapés de la pièce. Eliott les rejoignit sans un mot, essayant de paraître le plus digne et professionnel possible.

     

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    - Monsieur Mayers, le salua-t-il malgré tout.

    Harry Mayers ne dit rien et tendit la main vers Eliott, attendant quelque chose. Eliott se doutait bien de ce que Mayers attendait de lui. Il déglutit avec peine, se leva et alla chercher un dossier sur son bureau à l’arrière de la pièce. Le fameux dossier à la reliure verte. Il le posa dans la main de son client, et attendit patiemment le verdict.

    L’homme âgé ouvrit le dossier, feuilletant celui-ci avec attention. Il esquissa finalement un sourire quand il eut l’information qu’il attendait depuis des années.

    - Ainsi, il est en France, dit finalement Mayers après d’interminables minutes de silence. Sud-Ouest. Charmante région. Et comment est-ce que je fais pour le faire revenir ? demanda-t-il à Eliott.

    Ce dernier releva la tête mais n’osa pas croiser le regard de Mayers. Il gardait les yeux baissés. Il savait que cette question était rhétorique, soit qu’elle ne lui été pas directement adressé. Lui, il avait fait son travail. Il avait retrouvé la trace du fils de Mayers, la suite ne le concernait pas.

    Mayers lâcha le dossier sur la table basse et se laissa aller contre le dossier du canapé, bras croisés. Il tourna ensuite la tête vers Brooke, qui était restée stoïque telle une statue de sel.

    - Prends contact avec Hyde et envoie le là-bas.

    La femme acquiesça aux mots de son compagnon et patron, puis elle se releva sans un mot et quitta la pièce en silence pour contacter ce dénommé Hyde. Eliott suivit ce ballet sans prononcer un son. Il attendait la suite, qui n’allait pas tarder à arriver.

     

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    - Vous avez bien reçu mon message maître Thatch ? demanda Harry de sa voix mielleuse.

    Eliott acquiesça, toujours silencieusement. Il n’avait pas besoin de demander de quel message il s’agissait, il était clair qu’il ne faisait pas allusion à son répondeur. Il revoyait encore le corps sans vie de son assistante, Savannah Envey, allongée sur la table d’acier de la morgue, les larges cicatrices sur son torse et les regards inquisiteurs du légiste. Il ne risquait pas de l’oublier et cette vue le hantait.

    - Je n’ai pas entendu votre réponse. Je vous ai demandé si vous aviez bien reçu mon message.

    - O…oui, répondit Eliott qui essayait de prendre sur lui.

    Il avait la gorge horriblement sèche, et déglutir lui donnait l’impression d’avaler une balle de golf à chaque fois et que celle-ci se logeait dans le fond de son estomac. Il se sentait gourd, il avait l’impression que toute son énergie le quittait. Mais il devait tenir. Il n’avait pas le choix.

    - Bien, reprit Mayers en souriant. Une chance que votre assistante ressemblât à votre épouse, je craignais que ce ne soit pas assez évident. Mais je suis rassuré, et je peux constater que tout ce travail a porté ses fruits. Je suis fier de vous. Des nouvelles de mes douze … associés ?

    Eliott serra le poing. Cette fois-ci, il en avait bien confirmation : c’était Faith qu’il visait. S’il ne l’avait pas éloignée de cette ville infernale, ce serait elle qu’il aurait du identifier sous ce drap blanc. Il frissonna et sentit une goutte de sueur couler le long de son dos pour s’écraser sur ses reins. Mayers remarqua bien les émotions qui traversaient le visage de Eliott et s’en satisfit. Il se racla alors la gorge pour essayer de le faire revenir sur terre. Eliott secoua la tête, et releva le regard vers Mayers.

     

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    - Oui, dit Eliott avec un ton qu’il essayait d’avoir le plus détaché possible. Quatre d’entre eux passent en appel dans une dizaine de jours. Les autres vont suivre. Le juge Connors m’a déjà indiqué qu’il prononcerait leur relaxe pour bonne conduite.

    - Et Sacks ? Dans quel groupe se trouve-t-il ?

    - Dans les quatre. Il sort dans dix jours, répéta Eliott.

    - Excellent.

    Mayers sourit à Eliott et se redressa pour ensuite se relever. Eliott fit de même et regarda la main que Mayers lui tendait à l’instant. Il la considéra un instant, puis la lui serra, timidement malgré tout. Les doigts de Mayers se refermèrent solidement autour de sa main, et Eliott sentit bien la menace sous-jacente : ses doigts étaient comprimés les uns sur les autres. Il pouvait les lui briser à l’instant si c’était son souhait.

    - Toujours un plaisir de travailler avec vous maître Thatch. J’espère que vous m’apporterez de bonnes nouvelles rapidement.

    Il lâcha alors la main d’Eliott pour se diriger vers la sortie. Eliott profita que Mayers fut de dos pour masser ses doigts endoloris. A deux pas de la porte, Mayers s’arrêta et se tourna vers Eliott. Ce dernier lâcha sa main pour ne pas montrer sa faiblesse face à cet homme.

    - Oh ! J’allais oublier, reprit-il avec un petit sourire doucereux. Maintenant que vous avez retrouvé mon fils, je vous prierais de bien vouloir préparer les documents de l’assurance vie. Je voudrais régulariser cette histoire assez rapidement. Je me charge de vous faire parvenir les formulaires de reconnaissance à l’état civil. Puis-je compter sur vous pour prévenir ma fille de cette démarche ? Je ne voudrais pas la traumatiser.

    Et il sortit finalement de la pièce, laissant Eliott le souffle coupé. Il toussa un long moment, essayant d’expulser l’air de ses poumons avant de reprendre une profonde inspiration. Il se tourna vers son bureau, englouti sous ses dossiers, et s’avança vers celui-ci. Il s’assit, pris le premier dossier qui lui tomba sous le nez et se remit au travail.

    - Encore huit … plus que huit … plus que huit, plus que huit.