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    Julia venait de quitter son domicile quelques minutes plus tôt, en direction de l’hôpital d’Houlton où elle travaillait en tant qu’infirmière depuis de nombreuses années déjà. Elle avait pour habitude d’aller au travail à pied. Cela représentait une petite vingtaine de minutes de marche, et surtout, elle pouvait ainsi réussir à se vider l’esprit. Et quand tout allait mal pour elle dans la journée, elle faisait le trajet en courant, concentrant ses esprits sur l’effort et non sur ses tracas quotidiens. Et Dieu sait qu’elle en avait.

    Et par quoi commencer quand tout se cassait la gueule dans sa vie ? Enfants, mari, père … A tous les niveaux, rien n’allait. Et elle était incapable de savoir ce qui lui faisait le plus mal. Elle baissa la tête, les yeux rivés sur ses chaussures et le trottoir, resserrant sa main sur l’anse de son sac à main.

    Elle s’arrêta un instant, au milieu du trottoir, à regarder autour d’elle. Des gens affairés se pressaient dans tous les sens, à pied, à vélo, en voiture … Et elle n’arrivait plus à avancer. Ses pieds ne bougeaient plus. Comment avait-elle fait pour que sa vie s’emballe de cette manière ? Elle était en train de tout perdre, tout.

     

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    Son fils ne lui parlait plus, ne répondait plus au téléphone et avait déménagé à l’autre bout du globe : heureusement, elle avait réussi à obtenir l’adresse de Georg par le biais de Camille, ce qui la rassurait quelque peu. Mais ça ne calmait pas la maman en elle, qui était morte d’inquiétude pour son garçon, son bébé, son premier né.

    Il venait certes d’avoir vingt ans, mais elle ne voyait clairement pas comment il arriverait à se débrouiller, seul, et aussi loin. C’était sûrement sa paranoïa de maman qui parlait, mais tant qu’elle ne serait pas sûre qu’il soit bien installé dans son nouvel appartement, dans son nouveau pays, elle n’arrivait clairement pas à dormir sur ses deux oreilles. Et elle espérait que celui-ci la contacte enfin pour lui donner de ses nouvelles, et lui permettre ainsi de retrouver une partie de son sommeil.

     

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    L’autre étant portée disparue depuis de longs mois. Depuis qu’elle était en froid avec William.

    Son mari, l’homme de sa vie. Depuis la réapparition de Harry, elle et William avaient été incapables de communiquer calmement. Elle n’y arrivait pas. Elle savait pourtant pertinemment qu’il n’y était pour rien si Harry était réapparu il y a quatre ans. Mais c’était plus fort qu’elle. Dès que William s’approchait d’elle, pour discuter, elle reculait, comme par automatisme. Un automatisme de défense ? Est-ce que le retour de son père avait fait ressurgir en elle le traumatisme de sa séquestration, des abus qu’elle avait subi ? Est-ce qu’elle en arrivait à avoir peur des hommes ? Peur de son mari ?

    Elle secoua la tête. Impossible. William n’avait jamais été violent avec elle. Même verbalement. Hormis la gifle d’il y a quelques semaines, il n’avait jamais levé la main sur elle, ni même tenté. Et les seuls souvenirs de William violent dataient de nombreuses années, quand il buvait. Mais sobre, il était un agneau. Alors pourquoi le fuyait-elle constamment ?

     

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    Elle resserra ses bras autour d’elle, prise d’un soudain frisson. Son mariage battait de l’aile, et ils courraient droit vers le divorce. La simple pensée de ce mot lui fit monter les larmes aux yeux. Elle ne pouvait pas divorcer de Will. C’était impossible. Ils avaient été si heureux auparavant, si complices et fusionnels. Elle ne pouvait pas imaginer un seul instant sa vie sans William, sans sa présence. Et pourtant, elle ne cessait de l’éviter. Et il faisait de même. Leur vie devenait un dialogue de sourds, où rien n’était dit, mais toujours sous-entendu.

    Elle lâcha un soupir, se tapota les joues pour se ressaisir. Ce n’était clairement pas le moment pour avoir des pensées négatives. Elle, non … Ils trouveront la solution à leurs problèmes. Et une fois ceux-ci résolus, Georg reviendra à la maison. Il ne pouvait pas y avoir d’autre possibilité.

    Quand elle releva la tête, elle était devant l’hôpital. Elle était pourtant persuadée de s’être arrêté de marcher à mi-chemin. Mais prise dans ses pensées, ses pieds avaient fait le chemin jusqu’à l’hôpital, par automatisme. Elle regarda un instant le défilé des personnes entrant et sortant de l’hôpital, et finalement, hâta le pas pour débuter sa journée de travail.


  • ♫ M83 - I Need You

     

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    Il attendait avec impatience la réponse de son interlocuteur, voulant s’assurer que c’était bien elle qui l’appelait et pas Camille qui avait perdu son téléphone et qui préférait appeler son meilleur ami avec celui de sa sœur avant d’essayer de le retrouver.

    Mais la voix de l’autre côté du combiné le rassura aussitôt, du moins, un court instant. Parce qu’au final, et si elle l’appelait pour l’engueuler encore. Ce serait bien sa veine.

    - Oui, bonjour Georg, lui dit la voix de son ex au téléphone. Je ne te dérange pas ?

    - Pas du tout.

    Il tourna les yeux vers l’ordinateur. Il était seize heures, soit huit heures à Houlton. On n’engueulait pas les gens au réveil, il y avait peu de chance. Et puis, la voix qu’il avait à l’oreille n’avait absolument pas l’air hostile à son égard, ce qui était plutôt bon signe, non ?

     

    Have you ever had the feeling || As-tu déjà eu le sentiment
    That we're not alone ? || Que nous ne sommes pas seuls ?

     

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    - Je peux t’aider pour quelque chose ? demanda-t-il quand il vit qu’elle ne répondait pas.

    - Je voulais m’excuser, lui dit alors Emma. Je me suis légèrement … bon, d’accord, pas mal, emportée contre toi la dernière fois et je n’aurais pas dû. Donc excuse-moi, s’il te plaît.

    Georg se leva et se laissa tomber sur son canapé, laissant Emma dans un silence pesant pendant quelques secondes qui lui semblèrent interminable. Mais lui avait besoin de ce temps pur essayer de comprendre ce qu’elle lui voulait. Elle l’avait certes incendié la dernière fois, et s’excuser était bien. Mais ce n’est pas ce qui allait changer grand-chose désormais.

     

    All the calls I’ve been receiving || Tous les appels que j'ai reçu
    They are not from home || Ils ne sont pas d'ici
     

    (55)

     

    - Excuses acceptées, souffla-t-il finalement. Après tout, je ne t’ai pas annoncé mon départ de la meilleure des manières, je méritais ce que je me suis pris dans la tronche. On fait table rase et on oublie, si ça te va du moins.

    - Ça me va, lui répondit son interlocutrice.

    Un ange passa. C’en était gênant. Garder ce téléphone contre son oreille et attendre que l’un ou l’autre ne prononce un son pour essayer de le briser. Il se demandait encore si elle était là.

    - Emma ?

    - Oui ?

    Au moins, elle n’était pas partie en laissant son téléphone en plan.

     

    Going down the dusty roads || Descendant par les routes poussiéreuses
    We couldn’t see through || Nous ne pouvons voir au travers

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    - Tu m’appelais juste pour t’excuser ? lui demanda-t-il. Ou tu voulais me parler d’autre chose ?

    - Et bien, m’excuser c’était déjà pas mal je trouve. Et puis, pour le reste, et bien …

    Elle ne disait plus rien. Georg soupira.

    - Tu sais Emma, on est amis, enfin je crois, tu peux encore me parler.

    - Non ! lâcha-t-elle avec véhémence.

    Ce fut tellement brusque que cœur de GK manqua un battement. Il venait littéralement de se faire hurler dans l’oreille par la rouquine. Bon, et bien si elle ne voulait pas parler, qu’ils restent là, muets au téléphone à payer des factures astronomiques.

    - D’accord, d’accord, tu n’es pas obligée de me parler, je comprends.

    - Non, ce n’est pas ça. On n’est pas amis Georg, enfin, pas que.

    Cette fois-ci, Georg souffla un peu plus fort, un peu agacé.

     

    I need you || J'ai besoin de toi

     

    (55)

     

    - On a cassé Emma, dit-il un peu plus sèchement. Tu m’as insulté, m’as envoyé en enfer et appelé Georg-Kaitlin avant de m’envoyer à la gare avec un coup de pied au cul. Tu t’es excusée, c’est bien et j’accepte tes excuses car je ne suis pas rancunier, et que je reste malgré tout ton ami d’enfance. Mais tu m’as dit que toi et moi c’était fini et j’accepte ton choix. Alors on n’a pas besoin de s’enraciner là-dedans, tu ne crois pas ?

    - D’abord, c’est toi qui as dit que c’était fini, et ensuite, je n’accepte pas du tout mon choix, ok ? vilipenda-t-elle. Je regrette de t’avoir envoyé te faire foutre, d’accord ? C’était clairement une mauvaise idée, mais tu m’avais énervée et j’avais juste envie de t’envoyer mon pied dans les couilles.

    - Et je te remercie de ne pas l’avoir fait … dit-il avant de se faire couper la parole.

    - Chut, je n’ai pas fini !

    Georg se tut alors et se tint droit dans son canapé, attendant le jugement dernier.

     

    There’s a reading on the wall || Il y a un texte sur le mur
    Of all the things that I have done || Sur toutes les choses que nous avons faites

     

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    - Bien. Donc, je n’assume pas mon choix de t’avoir laissé partir comme ça Georg. Vraiment pas. Demande à Camille, il te dira que je ressemble à un mérou mort sur mon piano. C’est d’ailleurs sa description, compléta-t-elle quand elle entendit le sourire de GK de l’autre côté du téléphone.

    - Il me manque, lui et ses conneries, murmura Georg.

    - Oui, et bien, là, c’est toi qui me manques. Donc, j’ai décidé de faire mes valises et de sauter dans le premier avion que je trouve en direction de la France pour passer la fin de l’été avec toi. Enfin, si toi tu veux bien. Après tout, tu as peut-être déjà rencontré quelqu’un là-bas. Je ne t’en voudrais pas, t’es irrésisti…

    - Viens !

     

     And we’re leaving it all || Et nous quittons tout ça
    Run away, take my my hand || Enfuis-toi, prends ma main

     

    (55)

     

    Il la coupa avec une vivacité qui le surprit. Visiblement, la proposition d’Emma mit tout le monde d’accord chez lui, y compris son subconscient. Il fit la moue à cette pensée. C’était raté pour faire preuve de discernement face à la jeune femme, qu’il entendit rire de l’autre côté du combiné. Il reprit alors un peu d’aplomb et de sérieux avant de poursuivre.

    - Viens, répéta-t-il. Je t’aime, et je donnerais n’importe quoi pour voler quatre semaines à la fatalité pour te revoir. Alors viens, s’il te plaît …1

    Il baissa la tête, main sur le front. C’est maintenant qu’il retrouvait la possibilité de ne plus être seul qu’il réalisa à quel point cette solitude imposée lui pesait. A quel point il avait pris sa décision de manière trop hâtive. Mais il ne pouvait pas faire marche arrière. Il avait eu ses raisons de faire ce qu’il a fait, de partir loin d’eux. Il savait qu’à un moment où à un autre sa famille allait l’étouffer. Et il devait y faire quelque chose pour ne pas mourir là-dedans.

    - J’arrive, attends-moi, souffla-t-elle.

     

    Sitting all alone || Assis, tout seul
    Just the colors of the world || Et seulement les couleurs du monde ...

     


  • (56)

     

    Julia claqua la porte de son casier, et s’assit alors sur le banc au milieu des vestiaires, chaussures à la main. La pièce était calme. Ses collègues n’étaient pas encore arrivées, et elle était légèrement en avance. En temps normal, le calme ambiant lui aurait été bénéfique. Mais avec ses pensées noires, elle préfèrerait qu’il y ait un peu plus de mouvement autour d’elle. Elle posa ses chaussures au sol, et s’attacha ensuite les cheveux en chignon pour la journée, ce qui sera bien plus pratique pour survivre à sa journée d’allers et retours dans les couloirs.

    Elle se baissa alors pour enfiler ses chaussures, quand la porte des vestiaires s’ouvrit.

     

    (56)

     

    - Bonjour Julia, la salua alors une femme rousse dont le visage était maculé de taches de rousseur.

    C’était une jeune femme de vingt-cinq ans à peine. Julia l’appréciait beaucoup, malgré leur différence d’âge. Elle était toujours débordante de vie et pétillante : pile poil le genre de personne dont elle avait besoin à cet instant. Elle termina de lacer ses chaussures et se releva alors.

    - Bonjour Eleanor, répondit Julia. Tu vas bien ?

    Ladite Eleanor avait le nez dans son casier et en tirait sa tenue de travail bleue pour la journée. Elle la pendit à la porte de son casier, et commença à se changer, tout en poursuivant sa discussion avec la blonde.

     

    (56)

     

    - Plutôt bien, même si je n’aurais pas dit non à deux heures de sommeil supplémentaire.

    Julia sourit à cette réflexion. Puis elle alla vers son casier pour en sortir une bouteille d’eau.

    - Ne m’en parle pas, il me manque deux heures de sommeil par nuit depuis la naissance de Georg et je n’ai jamais réussi à les rattraper.

    - Ah, voilà donc le secret de tes cernes.

    La jeune rousse referma son casier une fois changée et, tout comme Julia, rassembla ses cheveux en chignon à l’arrière de son crâne. Elle alla ensuite s’asseoir sur le banc pour enfiler ses chaussures sans risquer de perdre l’équilibre.

    - Mais tu as une tête pire que d’habitude Julia. Il s’est passé quelque chose ? Tu veux en parler ?

     

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    Julia hocha la tête de droite à gauche en signe de négation. Non, elle n’avait clairement pas envie d’en parler. Du moins, pas à une jeune femme qui ne connaissait rien de sa vie, ou des problèmes que pouvait engendrer la vie conjugale. Elle n’avait pas spécialement envie de l’effrayer.

    - Ne t’inquiète pas pour moi : je vais aller piquer un somme dans la salle des bandages et je serais vite requinquée.

    - Si Kaiser ne te croise pas, ça devrait aller.

    - Ne t’inquiète pas pour moi, j’ai de l’expérience dans ce domaine.

     

    (56)

     

    Elle lui adressa alors un clin d’œil et sortit de la pièce. Elle manqua alors de tomber à la renverse quand elle rentra dans quelqu’un qui se tenait devant la porte des vestiaires. Elle fit un pas en arrière pour ne pas perdre l’équilibre et se frotta le nez par réflexe. Alors qu’elle allait grommeler contre cette personne qui ne regardait pas devant elle, Julia leva les yeux et tomba nez à nez, littéralement, avec le chef du service infirmier : Kaiser.

     

    (56)

     

    - Jula, comme ça tombe bien, je devais absolument vous parler. Suivez-moi.

    Il tourna les talons pour rejoindre son bureau, et Julia le suivit docilement, après avoir lancé un dernier regard dans les vestiaires, et vers sa collègue. Eleanor lui lança des regards d’encouragement : apparemment, elle était persuadée que ça allait mal se passer pour son amie. Kaiser ne convoquait jamais qui que ce soit sans raison.