• Spencer, 17 ans, amoureux d'une voix

     Je m'appelle Spencer, le reste n' aucune importance. J'ai dix sept ans, je suis célibataire parce que je le veux bien, j'ai une bande d'amis, des prétendantes qui me courent après à chaque pause ou inter cours : je suis le roi de mon lycée. J'aime les maths, la physique, l'histoire et la philosophie, je ne supporte pas le français, l'anglais ni même l'espagnol, encore moins la géographie, et je suis en classe de terminale Littéraire. Je suis étrange, et mes amis me le soulignent à tout bout de champ ! Je suis ce genre de mec qui affectionne la solitude, qui refuse les sorties entre potes, qui passe ses journées à garder ses cousins, à vivre constamment avec ma famille, si seulement j'en avais une.

    Ce que je viens de vous peindre, c'est la vie du Spencer de mes rêves. En réalité, j'en suis bien loin … Enfin, presque.

    J'ai bel et bien dix sept ans, je vous sors ma carte d'identité sans problème s'il n'y a que ça pour me rendre réel à vos yeux. J'adore toutes les matières que je vous ai citées, en particulier l'histoire, peut-être parce que je n'en ai pas moi, d'histoire. Je n'ai pas de parents, enfin, je suppose que j'en ai eu, vu que je suis là, mais je ne les ai jamais vu, abandonné dans les ordures alors que j'avais quelques jours, puis recueilli par une âme charitable, qui en a eu assez de mes pleurs et qui m'a laissé croupir dans un orphelinat. Mon nom vient de la rue où on m'a trouvé, devant les poubelles de la famille Spencer. Mais je n'ai pas de famille. J'ai toujours rêvé d'être un enfant comme les autres, avec des parents de rêve, ceux que les enfants n'ont jamais comme ils l'auraient eux même rêvé; Alors, chaque nuit, mes parents sont là, des parents de rêves, faits de bulles et d'étoiles scintillantes, m'appelant, me chérissant, se battant pour moi, pour que je ne souffre pas, que je sois, tel un roi.

    Je vis dans la rue, éjecté à mes seize ans pour troubles au sein de l'orphelinat, il est vrai que je suis de tempérament explosif, les murs ont encore gravé en eux les cris de la responsable, des « Spencer ! » forts et distincts, emplis de haine et de mépris, pour ce gosse des égouts. Je passe la plupart de mes journées sous les fenêtres de la terminale L-1 du Lycée Emile Zola, à deux rues de mon cabanon, et j'apprends la philosophie, j'aime beaucoup Kant « considère toujours autrui en l'humanité non seulement comme un moyen, mais comme un fin en soi », Descartes « je pense donc je suis ». Ces quelques philosophes qui par leurs paroles me réconfortent, même s'ils ne pensaient point à moi. Je suis humain, j'ai droit à autant de considération qu'en a droit le prince Harry. J'ai la possibilité de penser, de juger ce que je vois, d'avoir mon avis, mes idées sur tel ou tel sujet ! Sous cette fenêtre, j'apprends aussi les mathématiques, les limites, les exponentielles, les ombres, la récurrence. Il ne me manque plus que règle et compas pour enfin tout assimiler. La physique-chimie aussi, mais c'était l'an dernier. La lumière, les prismes, les centrales, l'écologie … j'aurais aimé moi aussi participer aux travaux pratiques, voir toutes ses réactions. Et puis, c'est surtout pour l'histoire que je passais mes journées sous cette fenêtre, même si je faisais des grimaces quand la professeur débutait un cours plombant sur Rio de Janeiro, permutant l'histoire pour le programme de géographie. Mais quand elle annonçait qu'elle reprenait le programme d'histoire, et que j'entendais Camille ou Anaëlle ronchonner, moi, je jubilais, et à chaque fois, à deux doigts de sortir de ma cachette sous la fenêtre, dans les buissons, pour montrer à cette professeur mon engouement pour ses cours.

    J'ai toujours suivi cette classe, et seulement celle ci. Le lycée ne change pas le contenu des classes à partir de la première, estimant, dixit le proviseur : « que les élèves se sentaient plus à l'aise et plus propices à l'apprentissage dans un environnement familier » alors, suivant ces préceptes, j'ai conservé la même classe en deux ans. Et je connais chacun de ses élèves, des filles pour la plupart. Je reconnais le son de leur voix, même si je n'ai jamais vu leur visage. Manue était la plus timide du lot, la professeur de Philosophie s'acharnait constamment sur elle afin qu'elle fasse preuve de bonne volonté, c'était également la plus brillante du lot, car, comme on pourrait le dire : tout en mots, rien dans le ciboulot ! Les autres, c'est Camille (un garçon), Anaëlle, Amélie, Pierre, Hugo ou encore Justine. Mais je ne m'en occupe peu, celle pour qui j'ai vraiment beaucoup d'affection, c'est Manue. Je ne sais pas pourquoi, peut-être parce que c'est celle qui reste elle même quoi qu'il arrive, qui ne se construit pas un masque du matin au soir et qui sait qu'elle joue son avenir. C'est peut-être juste parce que je suis amoureux d'une voix finalement, la porte de l'âme quand les yeux en sont le fenêtre. Et j'aimerais tellement voir son visage, ses expressions, sa façon de parler, de marcher, de vivre. Alors, je passe mes mains devant mon visage, regardant la noirceur de celle ci, la saleté incrustée sous mes ongles, les multiples coupures dues aux nombreux travaux que j'effectue inlassablement. D'un geste vif, je passe ma main dans mes cheveux, longs et ternes. Finalement, je n'avais pas l'allure du lycéen, l'allure qui ferait que je pourrais m'approcher d'une vie prétendue normale.

     

    _ Spencer ! hurla une voix à l'extérieur.

    Doucement, je sortis de mon cabanon, ensommeillé et déboussolé. J'avais encore rêvé du visage de Manue, que j'aimerais tant voir, toucher, contempler, admirer, et peut-être, aimer.

    _ Je suis là, répondis-je non sans mal face au soleil éblouissant me frappant le visage directement. Qu'est-ce qu'il se passe ?

    _ On te demande, tu t'es fait prendre mon gros, rit la voix qui m'avait éveillé.

    _ Prendre à quoi ? feignais-je de comprendre, en approchant, mes paupières luttant contre l'astre lumineux.

    _ C'est vous Spencer ? demanda une grosse voix vêtue d'un costume noir et cravate rouge sang sur chemise blanche, certainement pas celle qui m'avait réveillé.

    _ Cela dépend, qui le demande ? répondis-je sur un ton insolent, comme à mon habitude.

    _ Je suis le proviseur du lycée Emile Zola, me répondit la grosse voix endimanchée. Je suis venu vous demander de cesser de passer vos journées sous les fenêtres de l'établissement jeune homme.

    _ Puis-je me défendre, Monsieur le proviseur ? demandai-je à la grosse voix qui acquiesça aussitôt. Je suis sous les fenêtres de la Terminale L-1 par pure curiosité pour les matières qui y sont dispensées. De plus, je suis assis à l'extérieur de votre établissement, et donc sur la voix publique, qui aux dernières nouvelles ne vous appartient pas. Excusez moi.

    Sur ces mots, je tournai les talons et retournai dans mon cabanon avant de m'affaler sur mon matelas de fortune, fait de vieilles étoffes récupérées de ci de là. A peine eu-je le temps de fermer les yeux que la voix qui m'avait réveillé re-fit son apparition.

    _ Tu passes tes journées dans un lycée ? rit l'homme. T'es complètement fêlé Spencer !

    _ C'est vrai, je n'ai pas eu d'éducation, et cela, non par choix de ma part, mais par celui de mes parents. Je suis complètement fêlé, effectivement.

    _ Excuse moi, dit-il, repentant. Tu vas y retourner ?

    _ Oui. Je dois connaître son visage, soupirai-je avant de m'assoupir.

     

    Le cours d'histoire de la journée était le dernier, de quinze heures dix à seize heures cinq. Et j'entrepris donc d'y assister, et mettre un visage sur la voix la plus mélodieuse du monde, celle de Manue, mon ange. Je m'installai donc sous les fenêtres, écoutant la professeur déballer son cours sur la guerre froide et la course à l'espace entre Russie et USA. C'est alors, que, timidement et le plus discrètement possible, je me levai, et lançai un regard furtif à l'intérieur de la classe. La professeur qui regardait dans ma direction ne vit étrangement pas le haut de ma tête au travers de la fenêtre. J'eus de la chance puisqu'à peine me suis-je levé que la prof appela Manue afin qu'elle lise un texte de propagande de Staline.

    Manue n'était pas la plus belle de la classe, ni la plus grande. Elle avait des cheveux d'un noir de jais, coupés au carré, un teint blanc, aucun maquillage, et son expression était d'une pureté telle que je me l'étais imaginé. Des yeux gris pâles, presque irréels, constamment dans le vague. Elle avait cette manie de tordre ses mains sous sa table tandis qu'elle lisait, et elle lisait vite, sans qu'aucun mot ne s'accroche dans sa bouche, avec une telle fluidité qu'elle en fut merveilleuse et convoitée très certainement par les fées.

    Mais absorbé par ma contemplation, je ne remarquai pas que la professeur s'était approchée discrètement de la fenêtre, je ne m'en rendis compte seulement quand son pull violet m'empêcha de regarder Manue. Je levai péniblement la tête, elle avait les mains sur les hanches, mon menton était posé sur le rebord de la fenêtre, elle tapait du pied, mes mains essayaient de s'accrocher à la pierre du montant. Soudainement, elle ouvrit la fenêtre, et hébété, je ne bougeai pas.

    _ Qui puis-je pour vous jeune homme ? cingla-t-elle de sa voix brisée.

    _ J'écoute votre cours, madame F., expliquai-je, le plus sereinement possible.

    Je jetai un regard dans la salle, et vis Manue qui ne savait pas trop si elle devait continuer sa lecture, ou faire comme les autres : rire à mes dépends. La professeur remarqua aussitôt le changement de direction de mon regard, et déduit qu'il était tout droit dirigé sur la brunette. Elle soupira et reprit la parole.

    _ Pour quelle raison, et la vraie je vous prie, nous espionnez-vous ?

    Je voyais là une solution pour parler directement à Manue, même si ça devait la mettre dans l'embarras, et aussi, d'avouer mon intérêt pour les cours de madame F. qui aboutirait peut-être, à une réelle scolarisation.

    _ Eh bien, cela fait maintenant deux ans que je passe mes journées sous cette fenêtre, écoutant attentivement tous les cours qui y sont dispensés, afin de pouvoir m'en imprégner. Au fur et à mesure, je me sentais appartenir à cette classe, je connaissais chaque élève, son point faible, et puis, j'aimais suivre ces cours, j'y prenais énormément goût. Et par dessus tout, je voulais mettre un visage sur la voix de Manue la concernée se mit à rougir que je voulais connaître. Voilà, madame, en toute franchise, ce que je fais agrippé à cette fenêtre. Je vous en prie, continuez comme si je n'étais pas venu vous déranger.

    La professeur ferma la fenêtre, vexée, avant de demander à Manue de poursuivre sa lecture, quant à moi, je restai sous la fenêtre, à attendre la sonnerie, qui vint plus tôt que prévue. Assis sous ma fenêtre, je voyais les élèves sortir, bras dessus, bras dessous. Doucement, je me levai, époussetai mon pantalon et regardai aux alentours, peut-être que Manue viendrait me voir, peut-elle serait-elle intriguée par mon apparition.

    Deux jeunes filles s'approchèrent de moi, et je reconnu Manue, virant rouge pivoine, serrant ses livres contre elle, à ses côtés, une jeune blonde lui parlait, et je ne reconnus pas sa voix, sûrement une élève d'une autre classe. A quelques mètres de moi, la blonde se stoppa alors que Manue se rapprocha.

    Deux mètres nous séparaient alors, et je pris une grande inspiration.

    _ Bonjour, moi, c'est Spencer. Désolé de t'avoir gênée tout à l'heure, m'excusai-je.

    _ Ce n'est rien, dit-elle en évitant mon regard, ça m'a fait plaisir, que quelqu'un se rende compte de ma présence. Je suis tellement invisible, ajouta-t-elle en riant.

    _ Je t'ai remarquée, car je ne t'ai pas vue. Un visage retient tellement d'expressions, qu'il est impossible de l'aborder, alors que la voix, elle, est une porte de l'âme, encore trop vague pour nous troubler par des jeux, pas comme des yeux, qui eux, t'empêchent tout discernement.

    Elle ne dit pas un mot de plus, me regarda, intriguée, déboussolée par ce que je venais de dire. Alors, j'avançai d'un pas, avant de reprendre la parole.

    _ Tu veux bien que je te raccompagne ?

    Elle me sourit franchement, un sourire qui atteint ses yeux. Finalement, si je l'avais vue avant, j'aurais été incapable de lui parler, tellement elle m'émerveillait.

    Je m'appelle Spencer, j'ai 17 ans, j'ai des parents de rêve et je suis tombé amoureux d'une voix.

     

    __________________

     

    J'avoue, la fin est un peu plate, mais si je faisais plus long, je débordais =/ J'aimerais donner vie un jour à ce petit Spencer ... On verra bien :)

     


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  • Commentaires

    1
    JeSuisUnCookie
    Vendredi 10 Juin 2011 à 22:03

    Mayday, j'adore. Cette histoire est une pure merveille. <3 Je n'ai jamais rien lu de pareil.



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