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    Bon. Faisons un point de la situation.

    Et ce point était d’une extrême difficulté pour la détentrice de ce cerveau brumeux et encore atteint d’une sublime gueule de bois. Elle se releva et s’assit le bord du lit, tenant sa tête entre ses mains. Elle avait l’impression que son cerveau flottait, et heurtait chaque coin de sa boîte crânienne avec une violence néanmoins caoutchouteuse.

    Et en parlant de caoutchouc. Elle avait avalé du vinyle ? Sa bouche était plutôt pâteuse avec un arrière-goût très désagréable. Elle l’ouvrit, voulant s’assurer de la solidité de sa mâchoire. Bon, ça marchait. Et la bouffée d’air qu’elle inspira lui fut d’un drôle d’effet. L’air qui emplissait sa bouche et passait dans sa trachée lui fit un grand bien, tout en amenant plus profondément l’odeur et le goût de caoutchouc.

     

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    Elle eut un haut-le-cœur, et posa sa main sur sa bouche. Un hoquet. Rien de plus. Tant mieux. Elle poursuivit son état des lieux et remonta ses mains sur ses yeux. Ses doigts glissèrent. Elle les éloigna et les regarda. Couverts de noir. Elle ne s’était pas démaquillée, le résultat devait être beau. Elle soupira et ferma les yeux. Elle avait du mal à ouvrir et fermer les paupières. Rien d’anormal avec la couche qu’elle tenait.

    Elle passa ses mains dans ses cheveux, pour retirer les épingles qui était toujours en place, et ébouriffa sa tignasse pour remettre sa coiffure en place, et laisser ses mèches reprendre une attitude plus habituelle.

    Quand elle rouvrit les yeux, elle regarda avec plus d’attention la pièce où elle se trouvait. Et ce n’était pas sa chambre. Mais plutôt un décor très impersonnel, des murs blancs et gris, un tableau, un bureau, un lit blanc et … un inconnu dans son lit ?!

     

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    Elle se redressa comme un pantin sortit de sa boîte. Elle n’osa pas attraper le drap pour se cacher, celui-ci cachant le fessier de l’inconnu. A la place, elle rencontra ses sous-vêtements au sol, et un peu plus loin, sa robe et ses chaussures. Elle rassembla le tout, et fila dans la salle de bain où elle s’y enferma à double tour. Une fois dans la petite pièce, elle s’adossa à la porte et prit de grandes inspirations, en proie à un début de panique.

    Elle avait couché avec un inconnu. Elle avait couché avec un inconnu.

     

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    Elle se répétait cette phrase en boucle, en espérant que ça efface tout ce qu’il venait de se passer, ou à défaut, lui remémore sa soirée. Mais hormis le brouillard, incapable de se rappeler de quoi que ce soit. Elle commençait à avoir froid, sa tête lui tournait de s'être levée aussi vite, et la baignoire de la pièce lui donnait furieusement envie de s’y plonger. Elle devait fuir au plus vite, c’est ce que toute personne sensée devrait faire. Mais sa logique ne répondait plus. Elle ne voulait pas sortir dans la rue, avec ce visage-là. Le visage de la fille qui s’est faite sauter dans un coin de rue après s’être torchée la gueule. Elle valait mieux que ça. Beaucoup mieux que ça.

    Et toute la ville la connaissait.

    - Oh mon Dieu ! laissa-t-elle échapper en posant sa main contre sa bouche.

    Et si quelqu’un l’avait vue ? Et si quelqu’un la reconnaîtrait là, en rentrant chez elle ? Sa tenue n’avait rien d’une tenue que n’importe qui porterait dans la rue tous les jours. Une mini robe et des hauts talons. Rien de très discret.

    Elle se redressa finalement, passa sa main sur sa bouche comme pour effacer que celle-ci avait bien pu vivre durant la nuit dernière, et elle remplit la baignoire. Quitte à être enfermée dans une salle de bain, autant faire disparaitre les ravages de sa nuit. Elle n’avait rien de mieux à faire pour le moment.

     

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    Une fois la baignoire remplie, elle se glissa dans l’eau fumante, et s’y recroquevilla, laissant les vapeurs d’eau parfumée chasser la brume de son cerveau. L’eau chaude lui fit du bien, et elle se sentait moins perdue. La chaleur avait ce côté réconfortant sur elle, comme enveloppée dans son cocon, bien qu’elle sache qu’elle devra en sortir à un moment ou un autre pour affronter la réalité – et l’homme au fessier masqué.

    Elle passa la tête sous l’eau, et un flash lui revient à cet instant. Elle hurla « Ewan ! » sous l’eau avant de se redresser brusquement et d'envoyer de l’eau dans toute la pièce. Elle passa rapidement ses mains sur son visage et son regard se dirigea vers la porte. Une autre forme de panique l’envahit.

    Un inconnu, ça passait encore. Elle ne le reverrait probablement jamais. Mais Ewan ? Celui à qui elle se confiait depuis des mois? Elle essaya de se concentrer, pour s’en rappeler plus. Et quand bien même son cerveau peinait, elle commença à se rappeler de sa soirée. De Ewan … non, de Philip. C’était son vrai prénom. Il était vieux. Beaucoup plus vieux qu’elle. Plus de trente ans.

    - Ça craint, marmotta-t-elle.

    Et sa soirée lui revint dans sa totalité. Elle avait parlé de Gabe, du fait qu’il l’avait oubliée pour son anniversaire, et Philip qui lui assurait que ce que Gabe ignorait ne pouvait lui faire du mal. Elle voyait tout. Les verres qui s’enchaînaient sur la table basse devant eux, les confidences, les rires et ce baiser. Celui qui avait tout enclenché, qui en avait amené d’autres, qui l'avait emmenée jusqu’ici. Au souvenir de la nuit qui lui revint, elle soupira de soulagement, une main sur le cœur, quand elle revit Philip utiliser un préservatif. Il y avait au moins ça de sauvé. Ce n’était pas le moment qu’il lui laisse un souvenir handicapant ou encombrant.

     

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    Après de longues minutes d’eau chaude, et après que toutes les bulles eurent disparues, An sortit de l’eau. Elle se sécha avec soin, corps et cheveux, enfila ses sous-vêtements puis sa robe, gardant ses chaussures en main. Une fois vêtue, elle se passa de maquillage - de toute façon, elle n’en avait pas vu ici – et sortit de la pièce.

    Elle tourna la tête vers le lit, où elle vit Philip, assis en tailleur, le drap à l’endroit stratégique, et qui regardait par la fenêtre. Elle aurait bien filé à l’anglaise, et elle se serait même auto-engueulée de ne pas être partie plus tôt. Elle aurait été sûre d’éviter la confrontation.

     

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    - Bonjour An, dit-il en tournant la tête vers elle. Bien dormi ?

    Elle se mordit la lèvre. Elle ne pouvait plus fuir. Elle posa ses chaussures au pied de la porte d’entrée, et rejoignit le lit en silence. Elle n’osait pas trop le regarder. Quand bien même elle avait tout vu la nuit dernière, elle n’était plus dans le même état ce matin, et regrettait pas mal son geste. Elle s’assit alors à côté de lui, regardant également par la fenêtre. Il faisait jour, mais rien de très lumineux. Il ne devait pas être trop tard. 8h ? 9h ? Elle n’avait même pas pensé à regarder son téléphone.

    - Je pensais que tu aurais filé dès ton réveil, lui dit-il posément.

    An se tourna vers lui, peut-être un peu trop vite parce qu’il sourit en la regardant. Il tendit la main vers elle, pour lui replacer une mèche derrière l’oreille.

     

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    - Oui, je t’ai entendue te lever, et t’enfermer dans la salle de bain. En général,  quand on regrette, on s’enfuit.

    - Qui t’a dit que je regrettais ?

    C’était la première phrase complète qu’elle prononça de la matinée, et les mots furent difficile à prononcer. Le caoutchouc avait envahi sa bouche.

    - Tu ne m’a pas réveillé, commença-t-il en comptant sur ses doigts. Tu ne t’es pas collée à moi ce matin non plus, tu t’es enfermée dans la salle de bain et j’ai entendu ton « Oh mon Dieu » mais pas la suite. Et puis, si je peux me permettre, tu étais en train de fuir là, non ?

    Elle ne sut quoi dire de plus. Oui, elle fuyait, mais avec pas mal de temps de retard. Elle baissa la tête sur ses genoux et sur ses mains qui y étaient posées. Elle ne releva pas la tête pour répondre à Philip, elle se sentait assez humiliée comme ça.

    - Très bien, je regrette. Evidemment que je regrette. J’ai fait une énorme connerie et je n’assume pas. Tu es content ?

    - On était entre adultes consentants. Je n’appelle pas ça une connerie pour ma part. On s’est bien éclaté non ?

     

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    Elle fit la moue. Il n’avait pas tort. Elle avait pris son pied. Plus qu’elle ne l’avait jamais pris. L’âge lui apportait l’expérience, et c’était clairement un plus. Et puis, elle avait complètement accepté de coucher avec lui. Elle s’en rappelle bien. Elle n’était peut-être pas très fraîche, mais elle avait dit oui, et s’il le lui proposait à nouveau, évidemment qu’elle accepterait. Même si c’était complètement déraisonnable.

    - Oui, on s’est éclaté. Merci, mais j’ai un petit ami, et je n’aurais jamais dû faire ça. Je vais rentrer chez moi, oublier tout ça pour ne pas faire de peine à Gabe, et je ne veux ni te voir ni t’entendre, ni lire un seul mot de toi.

    - Comme tu voudras.

    Il se décala, rassembla ses vêtements au sol et se rhabilla, sans imposer sa nudité à An. Il avait compris ce qu’elle lui avait dit, et il l’acceptait. Ce n’était pas son genre de forcer les gens, et de leur faire faire ce qu’il ne voulait pas. Hier soir, il avait bien compris que c’était ce qu’elle voulait et il avait foncé. Mais ce matin ? Autant abdiquer, et respecter sa décision.

     

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    An fut ravie qu’il ne rajoute rien. Elle se releva et retourna à la porte de la chambre. Devant celle-ci, elle récupéra se chaussures, et se tourna vers Philip qui venait d’enfiler son tee-shirt. Il passa une main dans ses cheveux pour les remettre en ordre et il leva la tête vers elle. Il lui sourit, sans animosité ni grivoiserie.

    - Au revoir An. Ce fut un plaisir de te rencontrer.

    - Au revoir Philip.

    Elle baissa la tête, et poussa la clenche de la porte pour l’ouvrir, et disparaître dans les couloirs de l’hôtel.