• - 142 -

    - 142 -

     

    Heaven posa ses valises à côté du banc d’un mouvement sec, celles-ci s’écrasant sur le chemin de terre pour retomber sur le côté. Elle balaya l'endroit d'un regard lugubre avant de se tourner vers moi, les sourcils froncés et le regard plus noir que jamais. Elle finit par lever un doigt accusateur vers moi en venant à mon encontre, un mot posé sur ses lèvres, très facile à deviner et qui parvint à mes oreilles finalement.

     

    - 142 -


    - Toi, tu es mort ! Gronda-t-elle avant d'écraser son doigt contre ma poitrine.
    Elle avait son regard fixé au mien, les lèvres tirées vers l'avant avec un air de reproche et de profond mépris pour ma personne. Pour ma part, j'essayais de ne pas bouger pour ne pas me prendre son doigt dans l'œil, en espérant qu'elle calme ses ardeurs.
    - Tu te rends compte dans quel pétrin tu nous a mis Aaron ?! A des centaines de kilomètres de chez nous, pommé en plein New York sans toit pour passer la nuit !
    - Techniquement, on est pas pommés, puisqu'il s'agit de central park …
    - Oh la ferme !

     

    - 142 -


    Elle tourna les talons avant de faire les cent pas, enserrant sa tête entre ses mains, grommelant, en me traitant de tous les qualificatifs qu'elle connaissait et qui en ferait frémir plus d'un, car Heaven en colère et vexée, ce n'est pas ce qu'on pourrait s'attendre en premier abord. Elle raconte à qui veut l'entendre que j'ai un caractère de merde, mais quand elle s'y met, elle peut être pire que moi, et ça allait faire des étincelles.
    - Tu n'avais qu'à pas me suivre non plus Heaven ! me défendis-je. Je t'y ai pas forcé ! Tu savais bien que ça risquait d'être dur, alors pas la peine de rejeter la faute uniquement sur moi !

     

    - 142 -


    De nouveau elle se tourna vers moi, et un éclair passa dans ses yeux et si elle avait été championne de boxe ou bien sumotori, j'aurais pris mes jambes à mon cou : elle avait l'envie d'abréger ma vie en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Ses mains dirigées en avant, comme si elle allait m'étrangler, elle fonça sur moi.
    - Si je l'ai fait, c'est pour toi ! Parce que tu as décidé de te casser à l'autre bout du monde pour aller mourir ! Et aux dernières nouvelles, tu comptes trop pour moi pour que je te laisse faire sans rien faire. Je me suis sacrifiée pour toi !

     

    - 142 -

     

    - Si ton Ulyss te manque, je t'en prie, prends le train et rentre ! Je peux le faire sans toi ce voyage,alors calme tes ardeurs et casse toi, fis-je en indiquant la direction de la gare de mon bras.
    - Alors pourquoi tu m'as demandé de te suivre si c'est pour que je me casse après ?! Qu'est-ce que tu attends de moi bordel ?! S'énerva-t-elle encore plus, le feu lui montant aux joues sous la colère.
    - Ta présence ! Je t'aime et j'ai besoin de toi ! Et je me voyais mal le faire sans toi !
    Elle se calma aussitôt, laissant ses bras retomber le long de son corps avant que ses yeux n'embuent et que ses lèvres ne frémirent, son front se plissant tandis qu'elle essayait de contenir ses larmes. Je serrai mes poings, les bras le long de mes flancs, les jointures devenues blanches par la force que j'exerçais. Finalement, je baissai a tête, comme un petit enfant qui se faisait gronder pour avoir fait une bêtise. Je me doutais qu'elle me regardait, mais je ne bougeai pas pour autant.

     

    - 142 -

     

    - Je … Je fais le fier, mais j'ai peur de mourir Heaven, j'ai besoin de toi pour y arriver … Alors, ne pars pas, je t'en prie …
    - Que …? C'est tout ce que tu as trouvé pour que je reste ?! C'est pas toi ce genre de paroles Aaron, tu essaies de me manipuler !
    Je relevai la tête, véritablement torturé à l'idée qu'elle me lâche, qu'elle m'abandonne et que je me retrouve seul, ce que je ne supporterai pas. Je ne veux plus être seul.

     

    - 142 -


    - Ecoute Heaven, on s'en sortira. S'il te plait, reste avec moi. Je … je sais que c'est pas rassurant ce genre de vie, mais j'y ai survécu quand j'étais môme, alors on y arrivera, on est plus malins que ça, n'est-ce pas ?
    Je tendais alors ma main vers elle, qu'elle considéra un instant avant de sourire et d'y glisser la sienne autour de laquelle je serrais mes doigts avant de la tirer vers moi et de la caler contre mon torse. Je la sentis soupirer d'aise et inspirer une grande bouffée d'air, son visage enfoui dans mon torse, humant mes vêtements à la recherche d'une odeur rassurante, comme quand on était enfants.

     

    - 142 -

     

    - Tu as vraiment vécu dans la rue ? Souffla-t-elle après quelques minutes dans mes bras sans bouger pour autant, bien blottie contre moi.
    - Si je te le dis, je ne te mentirais pas la dessus, sois en certaine. J'ai trop souffert pour raconter des conneries, mais je te jure que tu sauras tout, laisse moi le temps, et je ne peux pas te dire ça comme ça, j'ai pas envie de te faire paniquer ni quoi que ce soit.
    - C'était si terrible que ça ? S'enquit-elle.
    - Tu n'as même pas idée … fis-je en fermant les yeux. Maintenant, on va essayer de dormir, ok ?

     

    - 142 -


    Je la décollai doucement de moi, et elle opina faiblement, peu encline pour une nuit à la belle étoile. Elle embrassa une dernière fois le parc du regard pour soupirer de lassitude. Je l'embrassai tendrement sur le front, avant de lui prendre la main et de retourner vers les bancs. Je m'accroupis en face de nos valises quand un mouvement derrière nous nous fit sursauter. Heaven se figea tandis que je me retournai, méfiant, avant de faire face à une femme.

     

    - 142 -


    Brune, vêtue d'un manteau gris et ses longues jambes dissimulées par un collant noir, ses pieds dans des escarpins discrets. Mais ce qui attira mon regard en premier fut l'appareil photo qu'elle avait autour du poignet, la dragonne bien serrée à son poignet. Quand elle remarqua enfin notre présence, elle se contenta de sourire, puis avança vers moi. Je sais pas vous, mais moi, je ferais pas ça à sa place.
    - Pardon de vous déranger … j'ai entendu une partie de votre conversation par erreur, et j'ai cru comprendre que vous étiez ...à la rue.
    Je tournai la tête vers Heaven, qui me regarda, assaillie par la même incompréhension que moi. C'est courant à New York de lancer la conversation à deux SDF au beau milieu de la nuit avec un appareil photo dans la main ? Moi qui trouvait que Bloomington était particulière comme ville, je crois que je viens de trouver pire, en même temps, j'ai eu de sérieux doutes quand j'ai vu des gens se promener déguisés en pourceaux.
    - On est pas les seuls sans abris de New York, qu'est-ce que ça peut vous faire ? Fis-je,une pointe de mauvaise foi dans la voix.

     

    - 142 -


    - Et bien … Vous n'avez pas l'air … – elle nous balaya d'un geste de la main de haut en bas, comme pour nous dépeindre – du monde de la rue. Je peux vous héberger si vous voulez, vous êtes jeunes encore pour vous retrouver ici pour dormir au milieu de la nuit …
    Je dus cligner des yeux plusieurs fois pour assimiler ce qu'il se passait sous nos yeux. Elle venait réellement de nous proposer un hébergement ?! C'est quoi ce truc ? Une caméra cachée ? Elle fait partie de l'armée du Salut ? Les petits frères des pauvres ? Et avant que je ressorte une réplique culte tout droit tirée de mon répertoire du blasé qui envoie tout le monde se faire foutre, Heaven me devança.
    - Nous héberger ? Vous ne savez même pas qui on est, et c'est la même chose pour nous.
    - Pas besoin de ça pour voir que vous êtes des touristes sans le sous d'à peine vingt ans qui n'ont pas d'autre choix que dormir sur des bancs. Moi c'est Savannah Envey, j'habite pas très loin, je suis photographe-portraitiste, d'où l'appareil, ajouta-t-elle en nous le montrant.

     

    - 142 -

     

    - Au milieu de la nuit ? Vous photographiez les macchabées et les SDF ou quoi ?
    - Non, la nature la nuit à Central Park, dit-elle plus sérieusement.
    - Même pas capable de percevoir de l'ironie, cinglai-je. Je me fous de votre gueule au cas où vous n'auriez pas encore compris.
    - Moi pas, continua-t-elle. Soit vous dormez ici, sur ces bancs, sachant que Central Park n'éloigne pas les malfrats et ne va pas empêcher les flics de vous coffrer au matin, ou vous me suivez, et je vous offre un logement pour la nuit. Et y'a pas de piège là dedans, je cherche pas à vous égorger pour prendre vos cadavres en photo par la suite.
    - Je suis pas intéressé, persiflai-je. La rue, je connais assez pour me débrouiller, on a pas besoin de votre aide.

     

    - 142 -

     

    Heaven se tourna vers moi, le regard suppliant pour qu'on la suive, ce qui ne m'enchante guère. Exaspéré, je lâchai un profond soupir avant de la regarder pour lui faire comprendre ce que visiblement, elle ne comprenait pas.
    - On la connaît pas Heaven ! Qui sait si elle ne va pas nous tuer et nous bouffer en marmelade au petit déjeuner.
    - Je suis végétaliene, dit Savannah. Alors de là à vous manger en marmelade, ça ne risque pas d'arriver.
    - S'il te plait Aaron. Je sais que c'est pas sérieux, mais y'a pas un hôtel à cette heure, je suis crevée et j'ai pas envie de dormir sur un banc...
    Je tournai la tête vers Savannah, qui souriait pour se montrer rassurante, et finalement je lâchai un « c'est ok » dans un soupir de lassitude, tandis que Heaven soufflai de soulagement. Elle se rua vers ses sacs qu'elle empoigna pour aller vers elle, souriant comme une miraculée.

     

    - 142 -

     

    - Je m'appelle Heaven Fewser, et lui Aaron Hart. On vient de l'Illinois et on veut tenter le tour du monde avec ce qu'on a dans les poches.
    - Je vois, dit-elle alors que je m'approchai d'elles, mes valises en main. Laissez-moi vous aider, du moins, pour votre séjour à New York, je vous héberge, et en échange, vous me devez une faveur, ça marche ?
    - Je crois qu'on a pas le choix, soupirai-je en regardant Heaven, qui frétillait comme une enfant le matin de Noël.