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    Retournons à plusieurs centaines de kilomètres de là, dans l’état du Maine, dans la charmante ville de Houlton où une jeune femme essayait coûte que coûte de trouver une robe rouge pour aller chaperonner au bal de fin d’année de la petite sœur de son meilleur ami. Avec l’aide de sa petite sœur, Jayn, An avait déjà fait plusieurs magasins de vêtements, sans tomber sur la perle rare, avant qu’un message d’une de ses amies les plus proche de lui donne une once d’espoir.
    Zhoo Mayers avait un besoin urgent de compagnie après une rencontre organisée qui s’était mal passée. An la consolerait, et en échange, Zhoo lui trouverait la robe de ses rêves. Elle avait un don quand il était question de mode. Elles s’étaient donc donné rendez-vous dans un petit café aux allures médiévales à quelques rues de là qui faisait des chocolats à rendre Jayn muette d’admiration, ce qui n’était pas une mince affaire.
    Après une marche rapide d’une petite dizaine de minutes, An et Jayn arrivèrent à destination et virent Zhoo installée à une table, une grande tasse fumante déjà sous le nez, leur faisant signe de s’approcher. Elles s’exécutèrent aussitôt, Jayn redevenant un peu plus enfant, surtout lorsqu’elle commanda un énorme chocolat chaud à la cannelle avec trois muffins tandis que sa sœur aînée se contentait d’un simple thé aux agrumes.

     

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    _ Comment ça va ? leur demanda alors Zhoo quand An et Jayn furent finalement servies. J’aurais cru que tu bosserais chez « Papa et Compagnie » comptabilité aujourd’hui.
    _ J’ai posé ma journée, ça va, j’ai le patron dans la poche, rit-elle.
    _ Ca fait longtemps quand même qu’on ne s’étaient pas vues.
    _ Juste deux jours, souligna An en portant la tasse à ses lèvres.
    _ Et ces deux jours me parurent durer cent ans, soupira la blonde. Le lycée me manque, on est plus scotchés les uns aux autres.
    _ Ne te plains pas trop, il te reste Emma et Camille quand même, et puis je ne vois même pas Georg à la fac, donc je devrais être la plus malheureuse à cette table.

     

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    Zhoo fit la moue, assez brièvement cependant, tout en lançant un regard mécontent en direction de la jeune femme brune. Jayn quant à elle se contentait de savourer son gouter en silence en regardant Zhoo et An se chamailler, ses muffins étaient bien plus intéressants.
    _ Oui mais toi, tu as Gabe, et je n’ai même pas les même pauses que les lycéens, je suis en BTS moi madame, pour te le rappeler. D’ailleurs, en parlant de Gabe, quand est-ce que tu sors avec ?
    _ Dans un peu plus de dix jours, lâcha-t-elle un peu sèchement. Et j’ai justement besoin de toi.
    Le regard de Zhoo s’illumina à cette écoute. Depuis presque toujours, Zhoo aimait assister aux histoires d’amour, surtout quand elles naissaient sous ses yeux, que ce soit ses amis, sa famille voire même un film ou manga ! Heureuse du bonheur des autres, c’est ce qui la qualifiait le mieux. Elle se contemplait en regardant les autres s’étreindre, se chuchoter des mots doux … Elle avalait des histoires d’amour à l’écran ou sur papier par centaines. Et cela lui suffisait, pas besoin de vivre l’histoire par elle-même. Et c’est donc cette contemplation qu’elle éprouvait à l’instant quand An lui annonçait la grande nouvelle. D’ailleurs, celle-ci le remarqua très rapidement, et connaissant les manies de Zhoo, elle s’empressa de la faire redescendre sur Terre.

     

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    _ On ne sort pas ensemble Zhoo, calme tes phéromones.
    _ Il est chaperon au bal de sa sœur et il veut pas y aller seul parce qu’il va s’emmerder. Ce type est un incapable mou du genou utopiste et romantique. Il est chiant.
    A ces mots prononcés par la plus jeune de la table, An et Zhoo se regardèrent, la première ne réalisant toujours pas l’extrême maturité dont pouvait faire preuve sa sœur cadette. Mais comme cette dernière ne rajouttait rien de plus, les deux aînées décidèrent de ne pas rebondir sur sa déclaration et de la laisser à son lait cacaoté.
    _ Donc tu vas au bal du lycée, dit Zhoo à An, non sans une petite intonation rieuse.
    _ Je vais chaperonner, c’est pas pareil. C’est juste qu’il m’a sorti l’argument imparable, je voulais pas refuser.
    _ Laisse-moi deviner.

     

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    Elle posa ses coudes sur sa table et installa son menton entre ses deux mains. De son regard, elle scruta celui de son amie en plissant légèrement le visage, comme si elle réalisait une performance de divination ou de télépathie.
    _ Il t’a rappelé qu’à ton propre bal du lycée tu avais la varicelle et que cette fois-ci, il t’emmènerait danser.
    _ Bingo, soupira An. Mais je ne danserais pas. Par contre il me faut une robe, et j’ai beau faire les magasins, je ne trouve rien.
    _ T’inquiète pas pour ça, j’ai ce qu’il te faut dans mon armoire, et oui – ajouta-elle en voyant la mine suspicieuse de son amie – c’est rouge, promis.
    _ Merci, tu me sauves la vie, souffla An en la regardant.
    _ Je t’en prie…
    Zhoo porta son attention à sa tasse devant elle, jouant distraitement avec la cuillère tout en regardant les vagues qu’elle y produisait. Un silence un peu pesant régnait à cette table du café et seul le bruit de Jayn buvant son chocolat géant coupait cette absence de bruit. An releva légèrement la tête, et regarda son amie plus attentivement, chose qu’elle n’avait pas fait en arrivant.

     

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    Et c’est vrai qu’il n’y avait rien de vraiment normale dans son attitude. Zhoo était enjouée naturellement et voir sa joie retomber d’un coup signifiait bien qu’il se passait quelque chose. Et finalement, c’est la tenue vestimentaire de la blonde qui fit tiquer An. A ne se fier que à son visage, on ne rendrait compte de rien, mais Zhoo avait fait ce qu’on pourrait appeler des efforts pour être plus féminine, « pour être plus dans le moule plutôt » pensa immédiatement An. Habituellement, Zhoo portait son casque autour du cou, elle ne partait jamais sans sa musique. Et puis, cette tenue avec ces bijoux, ce décolleté et ces chaussures à talons. Zhoo était l’exemple même de la jeune femme active qui ne jurait que par ses baskets et ses tee-shirts, qui cherchait le confort à l’esthétique. Et un éclair passa dans l’esprit de An : la conversation avait tourné très vite autour d’elle-même, de Gabe, de leur potentielle relation, ce qui intéressait Zhoo en somme. Mais elles ne s’étaient pas arrêtés sur le vrai problème qui se posait.

     

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    _ Qu’est-ce qu’il s’est passé ? demanda An en regardant son amie.
    Zhoo redressa la tête, surprise de la question de son amie, avant de s’affaler dans le fond de son siège, les bras croisés sur sa poitrine. Ses yeux commençaient à briller, non plus de joie comme il y a quelques minutes, mais de tristesse, ou de déception.
    _ Tu t’en doutes non, je me suis encore faite jeter – elle haussa les épaules, lassée – je crois pas que les histoires d’amour soient pour moi, je préfère les regarder, au moins je m’évite bien des soucis.
    _ Roh, ne dis pas ça, tenta tout de même An. C’est pas parce qu’un imbécile refuse de sortir avec toi que c’est la fin du monde.

     

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    _ Ca me soule, j’ai fait un effort cette fois-ci en plus, je m’étais dit que j’allais mettre toute mes chances de mon côté, que je devais juste paraître plus fille pour que quelqu’un fasse enfin attention à moi, mais tu connais bien l’expression non « chassez le naturel et il revient au galop », et bah voilà, je l’ai chassé, et puis je me suis mise à faire mes trucs habituels : parler trop fort, raconter des conneries, chahuter les mecs … ils préfèrent les filles « filles ». Faut que je me fasse une raison.
    Depuis que Zhoo avait découvert le concept quelques années plus tôt en lisant des mangas, Zhoo avait accumulé ce qu’on appelle les Gôkon : des rendez-vous arrangés en somme. L’organisateur propose la rencontre dans un bar, amène avec lui un nombre réduit de filles et de garçons de façon à ce qu’ils soient autant de filles et de garçons et ils discutent. Cela permet de faire des rencontres ou de trouver le prince charmant. Et elle en avait organisé des rendez-vous, elle avait participé à d’autres : mais rien n’y faisait, à chaque fois, c’était le même résultat, les mecs préféraient les autres.
    _ Et si tu arrêtais les rendez-vous et que tu laissais faire le destin ? suggéra An. Je suis sûre qu’il peut te trouver un prince ou une princesse sympa. Reste pas fixée là-dessus, et puis si tu veux, je propose à Gabe de te filer rencard, il est gentil tu sais.
    Zhoo esquissa un léger sourire avant de passer sa main sous ses yeux, puis elle se redressa et posa ses bras sur la table.

     

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    _ N’essaie pas de me refourguer tes problèmes, et puis, je ne marcherai pas sur tes platebandes. Je veux quelqu’un qui ne soit là que pour moi, qui ne connaisse pas mes amis, pour me donner une chance de plus …
    _ Une chance de quoi ? De cacher ta vraie personnalité ?
    _ Non, pas du tout. Une chance de quitter un peu plus ma bulle affective, parce que je veux pas dire, mais vous êtes présents vous tous quand même …
    _ Et tu oses te plaindre, toi qui disait il n’y a pas vingt minutes que je te manquais alors que ça fait deux jours qu’on ne s’étaient pas vues ? gronda légèrement An. C’est l’hôpital qui se moque de la charité là.

     

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    Zhoo esquissa un sourire avant de tirer la langue à An de manière malicieuse. Elle sait bien qu’elle ne le prendra pas mal de toute manière, elles sont trop proches l’une de l’autre pour ça. Elles partirent alors d’un éclat de rire quand Jayn se leva subitement en regardant sa sœur.
    _ On devrait y aller, dit-elle, ou Maman va encore nous chercher, et j’ai pas fait mes devoirs en plus.
    _ Tu m’avais dit que si, s’offusqua An. Tu soules Jayn.
    Elle lâcha un profond soupir avant de se lever à son tour, lançant un regard d’excuse à Zhoo. Celle-ci la balaya d’un leger mouvement de main devant sa tête, comme pour lui dire qu’elle comprenait, et que ses excuses n’était pas utiles. An rassembla ses affaires et se tourna vers Zhoo avant de partir.
    _ Au fait, ces fringues ne te vont pas du tout, tu ferais mieux de retourner à tes baskets.
    _ J’y songerais, conclut-elle en souriant.