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    - Cela fera vingt-cinq euro s’il vous plaît.

    Il entendit le tiroir-caisse s’ouvrir dans un « ding » bien distinct, puis s’arrêter à la butée dans un bruit métallique avant que l’imprimante n’entame son ronronnement. Elle déchira le ticket, le mit dans le sac – la poche, pardon Waly ♥ – et le tendit au client. Ce dernier la remercia, et elle le congédia d’un sourire et d’un « au revoir » chaleureux et tout commercial. La porte se referma derrière lui, et ils étaient de nouveaux seuls dans le magasin. Il soupira, et repartit à son rayonnage.

    Le magasin de disques n’était pas très fréquenté. Il faut dire qu’avec l’avènement du numérique quelques années plus tôt, peu de gens achetaient encore des CDs ou des supports musicaux physiques de toute sorte. A l’exception des vinyles. C’est ce qu’ils vendaient le plus ici, et les CDs qui partaient le mieux s’avéraient être des collectors qui pouvaient couter assez cher si on s’y connaissait.

    Georg se baissa de nouveau vers sa caisse et rajouta quelques vinyles dans le bac en face de lui, quand sa collègue apparut dans son champ de vision. Il se redressa, et lui sourit aussitôt.

     

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    Il s’entendait super bien avec Méandre. Le feeling était passé plutôt rapidement avec la jeune femme, et ils avaient eu pas mal l’occasion de discuter. En même temps, ce n’était pas avec l’affluence au magasin qu’ils allaient se retrouver déborder.

    - Tu as passé un bon week-end au fait ? demanda Méandre en aidant GK à faire le réassort des rayons.

    - Oui, pas trop mal, dit-il en cherchant encore un peu ses mots en français.

    Il était parfaitement bilingue en compréhension orale et écrite, mais butait encore à l’oral, cherchant ses mots, le vocabulaire ne lui venant pas d’instinct. Mais pour le moment, Méandre n’avait pas encore écarquillé les yeux de surprise : il n’avait pas encore dû sortir d’aberrations.

    - On est allés dans le gouffre de Padirac, dit-il avec un sourire. C’était super beau !

    - On ? Ah ! Avec la fille rousse de l’autre fois, c’est ça ? C’est ta copine, non ?

    Elle le regarda avec un petit sourire en coin. Elle n’était pas dupe non plus. L’américaine avait beau avoir présenté Georg comme son ami, elle avait bien remarqué qu’il y avait plus que ça entre eux, d’ailleurs, elle l’avait entendu grogner quand elle était allée chercher le formulaire de demande d’emploi.

     

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    - Ouais, elle s’appelle Emma. On a grandi ensemble, on vient de la même ville.

    - Elle n’avait pas l’air du même avis, continua-t-elle distraitement. Enfin, elle n’a pas dit que tu étais son mec, juste son « ami ». Clairement, tu t’es fait friendzoné par ta meuf, plutôt dur.

    - Oui, je sais. Elle va partir faire son tour du monde pendant un an et moi je vais rester là. On va casser, alors elle … comment on dit déjà ? Ah, j’ai perdu mes mots … Tu sais, quand on fait une chose avant de la faire.

    - Elle anticipe ? essaya Méandre en se tournant vers lui, main sur les hanches.

    - Ouais, c’est ça ! Mais elle est ennuyante à faire ça.

    Il haussa les épaules et termina de ranger le contenu de sa caisse sans dire un mot de plus. Méandre ne répondit pas non plus, attirée par la suite vers l’accueil par sa sonnerie de téléphone. GK releva la tête et la suivit du regard, la regardant à travers le rayonnage. C’est vrai qu’elle était « choue », comme l’avait qualifiée Emma. En tout cas, il la trouvait jolie et s’entendait bien avec elle. Il surprit le fil de sa pensée et secoua la tête de droite à gauche. Non mais quelle mouche le piquait ?! Il était encore avec Emma et il regardait déjà ailleurs. Il se pinça l’avant-bras, essayant de se faire revenir à la raison. Ce n’était pas le moment de faire le con.

     

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    Il se baissa pour récupérer sa caisse et rejoignit Méandre au comptoir. Elle était toujours au téléphone. Il posa la caisse vide, et entreprit de ranger le panneau à prospectus qui se trouvait derrière l’accueil. Il y avait dessus une montagne de petites annonces et d’affichettes, certains datant du siècle dernier. Il n’écoutait pas spécialement la conversation de Méandre, mais à une si courte distance, il ne pouvait pas vraiment l’ignorer.

    - Oui et bien je ne sais pas moi, va les chercher à l’école ? Non, moi je ne peux pas, je t’ai dit que je faisais la fermeture ce soir. Ecoute Sam, je ne te demande jamais rien et je ne peux pas gérer les jumeaux H24 toute seule. Ouais, on en parle au dîner, mais n’espère pas t’en tirer. Oui, moi aussi je t’aime.

    Elle raccrocha son téléphone et lâcha un profond soupir. Visiblement, elle avait quelques problèmes de couple elle aussi. Au moins, il se sentait un peu moins seul. Et il fut assez surpris de ressentir de la déception quand il comprit que sa jolie collègue était non seulement en couple, mais avait également des enfants. Il allait pouvoir dire à Emma que ce n’était plus la peine d’essayer de le caser avec Méandre.

    - Ah non, enlève pas celle-là !

     

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    La phrase de Méandre le sortit de ses songes. Il avait posé la main sur l’affichette d’un concert. Quand il cligna des yeux, il reconnut ladite affiche : c’était celle pour la battle entre groupes locaux qui devaient se tenir d’ici quelques semaines. Son exemplaire était d’ailleurs chez lui, accroché à son frigo. Il n’avait vraiment pas envie de rater la première.

    - Ah, oups. Désolé, je rêvais.

    - Pas grave, le rassura-t-elle dans un sourire.

    Elle rajouta une punaise sur l’affiche pour l’empêcher de voler au vent, et reprit ses activités autour du comptoir. Georg garda le regard figé sur l’affiche. Elle devait avoir déjà assisté à une de ces battles. Après tout, elle était du coin et aimait la musique. Il aurait bien aimé glaner plus d’information.

    - Tu y es déjà allée ? demanda-t-il alors à Méandre en lui montrant l’affiche.

    - Hein, où ça ?

    Elle releva la tête et suivit le doigt de Georg. Aux battles ? Il déconnait ? Elle était pourtant présente en gros sur l’affiche, et il ne l’avait pas reconnue. Il lui manquait vraiment une case à cet américain.

     

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    - Tu parles des concerts. Oui, j’y suis déjà allée. Pourquoi ? Tu veux participer ? Ou juste y assister ? demanda-t-elle, comme si de rien n’était.

    - Y assister déjà, mais j’ai raté l’occasion d’acheter ma place au dernier concert avant l’été. Je me disais que tu saurais peut-être où je pouvais acheter des billets pour le concert d’ouverture.

    - Ici normalement. Mais on a déjà vendu toutes les places, ça part toujours à une vitesse folle. Mais il doit rester des places pour la première battle, c’est le quinze septembre. T’en veux ?

    - Oui ! dit-il aussitôt.

    Puis il réalisa qu’il s’était peut-être un peu trop emballé. Il rougit presque aussitôt, et se frotta la nuque, gêné. Puis il essaya de reprendre contenance, et de ne pas avoir l’air trop ridicule devant Méandre, mais apparemment, c’était raté : elle souriait.

    - Une place ? demanda-t-elle en se mettant derrière la caisse.

    - Deux s’il te plaît.

     

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    Il arriverait peut-être à convaincre Emma de rester jusque-là. Après tout, le monde continuait toujours de tourner, et elle n’était sûrement pas à quelques semaines près non plus. Et dans le pire des cas, il pouvait toujours inviter sa collègue si Emma venait à ne plus être sur place. Ce deuxième billet serait forcément rentabilisé. Et que diable qu’elle ait déjà un mec. Il pouvait l’inviter en simple amie, non ? Après tout, ils s’entendaient bien.

    - Ça te fera quarante euro s’il te plaît.

    Georg fouilla dans ses poches et sortit deux billets de vingt euro qu’il lui tendit aussitôt, et il récupéra son bien. Il avait enfin réussi à trouver des places pour ces concerts, et il avait assez hâte de voir ce que tout ça pouvait bien donner.

    - Tu crois que les Alive! risquent de perdre leur place ? demanda Georg en rangeant les billets dans sa poche. J’ai lu une interview sur internet, le groupe a l’air confiant mais il paraît qu’il y a de bons groupes en ville. C’est assez hallucinant d’ailleurs.

     

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    - Certains se défendent plutôt pas mal, lui dit Méandre en croisant les bras. Un en particulier, qui est assez hargneux. Ça promet de belles soirées.

    - C’est la première année qu’il y a des battles ? Tu en as déjà vu ?

    - Non, c’est pas la première année. Mais c’est la première année que c’est ouvert à tout le monde. Avant, ce n’était que des groupes, dans le même univers musical. Maintenant, c’est ouvert à tous, même à un type qui veut chanter tout seul sur une guitare acoustique. Mais celui-là aura aucune chance de remporter la salle à l’applaudimètre, ajouta-t-elle dans une œillade.

    - C’est moi que tu vises ? dit-il à moitié amusé.

    - Peut-être. Tu as une guitare acoustique ?

    - Ça se peut. Mais je note l’info : participer seul c’est possible. On verra si je tente ou pas.

    - Tu peux tenter, mais attends toi à te faire écraser. Cette scène, ce n’est pas une cour de récréation. Et tu vas te retrouver en face de bêtes de scène. Bon courage pour t’en sortir un seul morceau.

    Elle lui donna une gentille tape sur l’épaule, suivit d’une œillade et disparut dans la réserve, laissant Georg seul à l’accueil.

     

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    Des bêtes de scène hein ? Mais ils n’avaient pas encore tout vu. Il n’a jamais dit que s’il montait sur scène, ce serait avec seulement une guitare acoustique. La musique n’était pas son seul talent.

     

     


  • (88)

     

    Zhoo s’était enfermée dans sa chambre depuis presque une semaine maintenant. Et il était hors de question qu’elle sorte de sa tanière, ou qu’elle parle à sa mère. Elle se sentait trahie et bernée. Et totalement abandonnée.

     

    ֎

     

    (88)

     

    Une semaine plus tôt, après avoir passé la journée avec Camille et An, elle avait découvert en rentrant chez elle les valises de son père dans le hall d’entrée. Ces deux parents étaient debout dans le salon, à distance raisonnable l’un de l’autre et discutaient. Sans montrer ni dégoût, ni animosité. Et la jeune femme en aurait souri si elle n’avait pas vu ces valises.

    - C’est pour quoi les valises ? leur avait-elle demandé innocemment en se rapprochant d’eux.

    - Je pars, avait dit William en se tournant vers sa fille. Ta mère et moi, nous nous séparons.

    Zhoo avait regardé son père avec de grands yeux écarquillés, et la mine déconfite. Elle avait eu l’impression de ne rien comprendre. Mécaniquement, elle avait hoché la tête de droite à gauche, refusant l’information que ses oreilles venaient de lui apporter.

    - Non. Vous n’allez pas faire ça hein ? leur avait-elle demandé, les larmes aux yeux.

    Elle s’était tournée ensuite vers sa mère. Elle lui avait pourtant assuré deux jours plus tôt qu’ils ne se sépareraient pas, qu’ils s’aimaient toujours. Et quand bien même Zhoo avait fait la fière en disant à sa mère qu’ils feraient mieux de divorcer, elle n’aurait jamais cru qu’un jour, elle aurait eu à subir leur séparation.

     

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    - Je vais aller vivre dans l’ancien appartement de Nate, avait expliqué William. Tu viens quand tu veux ma puce, avait-il poursuivi en s’approchant d’elle.

    Zhoo avait fait un pas en arrière, lui lançant un regard noir et lourd de reproches.

    - Vous vous abandonnez ? Je pensais que vous étiez plus solides que ça, et plus forts que lui, avait-elle grondé en pointant la vitre du doigt.

    - On n’abandonne pas, avait reprit Julia. On se donne une chance de recommencer. Rester ensemble nous bouffe, peut-être qu’en s’éloignant …

    - Mais casse-toi ! avait hurlé Zhoo à la figure de son père.

     

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    Elle s’était approchée de lui, et l’avait violemment poussé dans ses valises. Elle était écumante de rage, les yeux rouges et le visage balayé de larmes. Elle avait hurlé, encore et encore, le poussant au loin. Il n’avait qu’à partir.

    William s’était finalement penché pour récupérer ses valises, et après un dernier regard à sa femme et sa fille, il avait disparu derrière la porte.

    Parti. Envolé. Terminé.

    Zhoo s’était tournée vers sa mère, les poings serrés. Mais elle s’était tue. A la place, elle avait gravi les marches jusqu’à sa chambre où elle s’était enfermée à double tour, jusqu’à aujourd’hui.

     

    ֎

     

    (88)

     

    Techniquement, elle avait mis le nez hors de sa chambre, pour accéder à la salle de bain et au frigo. Mais elle prenait bien soin d’éviter sa mère, comprenant la réaction de Georg quand il eut appris les origines de sa conception. Et rien que d’y penser, elle le trouvait courageux d’avoir tenu un tel rythme pendant quatre ans.

    Mais hors de question de céder, quitte à ce qu’elle passe la fin de l’été cloitrée dans sa chambre. Elle n’avait pas spécialement envie de sortir non plus. Sans compter Emma et GK qui roucoulaient en France, Camille était en train de se préparer pour aller les rejoindre, et An passait le plus clair de son temps avec son petit ami. Elle avait raison d’en profiter, Zhoo savait qu’avec son emploi du temps à la fac de médecine, Gabe trouverait de moins en moins de temps à lui consacrer.

    Alors il ne lui restait plus que Robbie. Et par texto. Celui-ci avait décidé de passer la fin de l’été dans sa famille, ce qu’il y avait de plus normal. Mais cela n’empêchait pas la jeune femme de passer des journées entières à discuter avec son beau métis à la carrure de mastodonte. Et si Robbie était muet à l’oral, ce n’était pas vraiment le cas à l’écrit, pour le plus grand plaisir de Zhoo.

    Evidemment, elle avait fini par lui parler de la situation à la maison. C’était impossible de faire sans, ou il allait fatalement lui demander pourquoi elle pouvait aussi en colère dans certains de ses messages. Au moins, comme ça, il n’y avait pas de surprise.

     

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    « J’ai enfin fini Peaky Blinders. Ok, tu avais raison, c’était vraiment chouette comme série. Et je veux bien un Tommy dans ma vie »

    Zhoo appuya sur envoyer, et guetta la réponse de son … ami. Était-ce vraiment le mot qu’il fallait employer pour définir les deux jeunes gens. Elle n’en était pas sûre elle-même. Amis, oui, c’était sûr et au moins ça. D’un autre côté, la nature de certains de leurs textos pouvaient prétendre le contraire. Il était clair qu’ils s’entendaient tous les deux à merveille, et Zhoo n’avait qu’une hâte : que la rentrée arrive pour le retrouver.

    « Tu aimes le danger visiblement. Soit, mais je n’ai pas de gavroche. Je vais avoir du mal à postuler »

    La blondinette sourit un peu niaisement quand elle reçut ce message. Elle l’imaginait bien avec une casquette gavroche. Ça pourrait lui aller. Mais elle nota surtout que Rob avait apparemment envie de postuler, comme il a dit, pour un rôle dans sa vie. Elle en rougit aussitôt, battant des jambes sur son lit, totalement niaise.

     

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    « Dommage alors. Tu étais pourtant un parfait candidat. J’irais chercher ailleurs, tu crois que ton coloc’ est libre ? »

    Elle entendit la porte d’entrée de l’appartement se fermer, et la clé tourner dans la serrure. Sa mère venait de partir pour le boulot. Zhoo posa alors son téléphone sur son lit, et se leva pour passer la tête par la porte de sa chambre, et vérifier qu’elle était bien seule. Elle tenait l’oreille : rien. Pas un bruit.

    Sa mère devait reprendre le travail aujourd’hui. Sa mise à pied était enfin levée. Ce sera plus facile de cette manière de circuler dans l’appartement à sa guise. Elle retourna alors dans sa chambre pour récupérer son téléphone portable, et elle descendit dans la cuisine pour se faire un petit déjeuner.

    « Si tu crois que je vais le laisser t’approcher, c’est mal me connaître. D’ailleurs, tu fais quoi le week-end de la rentrée ? »

    Zhoo se servit un large bol de chocolat chaud et un croissant, avant de s’installer sur le tapis, devant la télévision, ses vivres posées sur la table basse. Et c’est la bouche pleine de viennoiseries qu’elle répondit à Robbie.

     

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    « J’ai prévu de braquer une banque. Tu viens avec moi ? »

    « Franchement, ça se tente. On se dit le samedi avant la rentrée, chez moi à 20h ? »

    « Ça marche ! Je prépare mon équipement de braqueuse ! »

    Elle posa ensuite le téléphone sur la table basse et leva le nez vers la télé éteinte. Alors qu’elle allait saisir la télécommande pour lancer Netflix et débuter une nouvelle série conseillée par Robbie, elle sentit des larmes couler le long de ses joues. Elle posa la télécommande, passa sa main sous ses yeux pour els arrêter. Mais rien n’y faisait. Elle pleurait de plus belle. Et avant même de réaliser ce qui lui arrivait, elle fondit littéralement en larmes. Elle se recroquevilla sur elle-même, le visage enfoui dans ses genoux.

     

    (88)

     

    - Allez tous vous faire foutre putain ! JE VOUS DETESTE !!

     


  • (89)

     

    Cela faisait maintenant des jours que Eliott Thatch ne dormait plus, qu’il ne rentrait plus chez lui et passait ses journées au tribunal. Son bureau se transformait en véritable garçonnière tandis que lui se muait en déchet. Cheveux en pagaille, chemise mal boutonnée, joues râpeuses et cernes sombres sous les yeux. Quant à son bureau, il ne voyait plus son ordinateur, inondé sous toute cette masse de dossiers. Mayers avait été clair. Limpide même. Et la nouvelle de la mort de Savannah avait eu l’effet escompté : Eliott avait revu l’ordre de ses priorités. Il devait faire sortir de prison douze hommes, dont Thomas Sacks, et retrouver la trace de Georg-Kaitlin Mayers, le fils putatif de son client. Et s’il n’en faisait rien, il ne donnait pas cher de sa peau.

     

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    Il se laissa tomber dans son canapé, passant ses mains sur ses joues rêches, le frottement crissant à ses oreilles. Il fallait qu’il respire, qu’il se calme, qu’il se ressaisisse. Il ne pouvait pas continuer sur cette lancée. Mayers pouvait débarquer d’un instant à l’autre et il ne devait absolument pas faiblir ou donner le moindre signe d’abandon. Car ce n’était plus sa seule vie qui était en danger. Celle de sa femme, de son enfant à naître. Sa sœur et sa famille également. Mayers n’avait aucune limite, il en avait déjà fait preuve par le passé, et il est indubitable qu’il fasse preuve des mêmes extrêmes à son encontre.

    On toqua à sa porte, et il sursauta. Il était là. Eliott soupira longuement et inspira, puis il se leva. Il essaya de remettre de l’ordre dans sa tenue, mais c’était peine perdue. Tant pis, il l’accueillerait comme il était. Ce n’était pas l’apparence que Mayers allait juger, mais l’attitude. Il s’approcha alors de la pote, et l’ouvrit sur Mayers et sa compagne, Brooke Anderson. Eliott fit un pas de côté pour les inviter à entrer, et sans un mot, ses deux visiteurs s’exécutèrent et s’installèrent sur un des canapés de la pièce. Eliott les rejoignit sans un mot, essayant de paraître le plus digne et professionnel possible.

     

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    - Monsieur Mayers, le salua-t-il malgré tout.

    Harry Mayers ne dit rien et tendit la main vers Eliott, attendant quelque chose. Eliott se doutait bien de ce que Mayers attendait de lui. Il déglutit avec peine, se leva et alla chercher un dossier sur son bureau à l’arrière de la pièce. Le fameux dossier à la reliure verte. Il le posa dans la main de son client, et attendit patiemment le verdict.

    L’homme âgé ouvrit le dossier, feuilletant celui-ci avec attention. Il esquissa finalement un sourire quand il eut l’information qu’il attendait depuis des années.

    - Ainsi, il est en France, dit finalement Mayers après d’interminables minutes de silence. Sud-Ouest. Charmante région. Et comment est-ce que je fais pour le faire revenir ? demanda-t-il à Eliott.

    Ce dernier releva la tête mais n’osa pas croiser le regard de Mayers. Il gardait les yeux baissés. Il savait que cette question était rhétorique, soit qu’elle ne lui été pas directement adressé. Lui, il avait fait son travail. Il avait retrouvé la trace du fils de Mayers, la suite ne le concernait pas.

    Mayers lâcha le dossier sur la table basse et se laissa aller contre le dossier du canapé, bras croisés. Il tourna ensuite la tête vers Brooke, qui était restée stoïque telle une statue de sel.

    - Prends contact avec Hyde et envoie le là-bas.

    La femme acquiesça aux mots de son compagnon et patron, puis elle se releva sans un mot et quitta la pièce en silence pour contacter ce dénommé Hyde. Eliott suivit ce ballet sans prononcer un son. Il attendait la suite, qui n’allait pas tarder à arriver.

     

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    - Vous avez bien reçu mon message maître Thatch ? demanda Harry de sa voix mielleuse.

    Eliott acquiesça, toujours silencieusement. Il n’avait pas besoin de demander de quel message il s’agissait, il était clair qu’il ne faisait pas allusion à son répondeur. Il revoyait encore le corps sans vie de son assistante, Savannah Envey, allongée sur la table d’acier de la morgue, les larges cicatrices sur son torse et les regards inquisiteurs du légiste. Il ne risquait pas de l’oublier et cette vue le hantait.

    - Je n’ai pas entendu votre réponse. Je vous ai demandé si vous aviez bien reçu mon message.

    - O…oui, répondit Eliott qui essayait de prendre sur lui.

    Il avait la gorge horriblement sèche, et déglutir lui donnait l’impression d’avaler une balle de golf à chaque fois et que celle-ci se logeait dans le fond de son estomac. Il se sentait gourd, il avait l’impression que toute son énergie le quittait. Mais il devait tenir. Il n’avait pas le choix.

    - Bien, reprit Mayers en souriant. Une chance que votre assistante ressemblât à votre épouse, je craignais que ce ne soit pas assez évident. Mais je suis rassuré, et je peux constater que tout ce travail a porté ses fruits. Je suis fier de vous. Des nouvelles de mes douze … associés ?

    Eliott serra le poing. Cette fois-ci, il en avait bien confirmation : c’était Faith qu’il visait. S’il ne l’avait pas éloignée de cette ville infernale, ce serait elle qu’il aurait du identifier sous ce drap blanc. Il frissonna et sentit une goutte de sueur couler le long de son dos pour s’écraser sur ses reins. Mayers remarqua bien les émotions qui traversaient le visage de Eliott et s’en satisfit. Il se racla alors la gorge pour essayer de le faire revenir sur terre. Eliott secoua la tête, et releva le regard vers Mayers.

     

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    - Oui, dit Eliott avec un ton qu’il essayait d’avoir le plus détaché possible. Quatre d’entre eux passent en appel dans une dizaine de jours. Les autres vont suivre. Le juge Connors m’a déjà indiqué qu’il prononcerait leur relaxe pour bonne conduite.

    - Et Sacks ? Dans quel groupe se trouve-t-il ?

    - Dans les quatre. Il sort dans dix jours, répéta Eliott.

    - Excellent.

    Mayers sourit à Eliott et se redressa pour ensuite se relever. Eliott fit de même et regarda la main que Mayers lui tendait à l’instant. Il la considéra un instant, puis la lui serra, timidement malgré tout. Les doigts de Mayers se refermèrent solidement autour de sa main, et Eliott sentit bien la menace sous-jacente : ses doigts étaient comprimés les uns sur les autres. Il pouvait les lui briser à l’instant si c’était son souhait.

    - Toujours un plaisir de travailler avec vous maître Thatch. J’espère que vous m’apporterez de bonnes nouvelles rapidement.

    Il lâcha alors la main d’Eliott pour se diriger vers la sortie. Eliott profita que Mayers fut de dos pour masser ses doigts endoloris. A deux pas de la porte, Mayers s’arrêta et se tourna vers Eliott. Ce dernier lâcha sa main pour ne pas montrer sa faiblesse face à cet homme.

    - Oh ! J’allais oublier, reprit-il avec un petit sourire doucereux. Maintenant que vous avez retrouvé mon fils, je vous prierais de bien vouloir préparer les documents de l’assurance vie. Je voudrais régulariser cette histoire assez rapidement. Je me charge de vous faire parvenir les formulaires de reconnaissance à l’état civil. Puis-je compter sur vous pour prévenir ma fille de cette démarche ? Je ne voudrais pas la traumatiser.

    Et il sortit finalement de la pièce, laissant Eliott le souffle coupé. Il toussa un long moment, essayant d’expulser l’air de ses poumons avant de reprendre une profonde inspiration. Il se tourna vers son bureau, englouti sous ses dossiers, et s’avança vers celui-ci. Il s’assit, pris le premier dossier qui lui tomba sous le nez et se remit au travail.

    - Encore huit … plus que huit … plus que huit, plus que huit.