On grandit tous, on vieillit, on s'assagit, on devient mature … J'en rirais presque si je n'avais pas quelques années de plus. Mais notre corps trahit le temps passé malheureusement, et ces treize années sont passés telles des voitures sur l'autoroute : à plus de cent trente kilomètres par heure, à peine le temps de les distinguer qu'elles ont déjà filé. Ma foi, je m'en suis pas trop mal sorti en prenant du recul. Je suis marié et comblé, père de deux enfants plutôt chaotiques, et employé dans une boîte de déménagement, ce qui m'arrange, le cerveau a toujours eu un peu de mal à suivre, et au moins, je me sens plus utile qu'au service après vente d'Ik*a. Et ça me permettra peut-être de rivaliser avec l'autre abruti qui me met la pâtée à chaque fois qu'on se voit, ce qui veut dire, une fois tous les deux jours minimum.

Je n'ai jamais déménagé depuis que je suis avec Julia, notre duplex nous plaît à tous les quatre, même si Georg se plaint de la petitesse de sa chambre chaque jour que Dieu veuille bien lui accorder, et que Zhoo aimerait pouvoir ranger sa batterie ailleurs que sur la mezzanine, mais par manque de place, on a fait comme on a pu, qu'elle s'estime heureuse qu'on l'ait pas coincée dans la salle de bain non plus, ça aurait pu être drôle.

Ils ont respectivement quinze ans et onze mois pour ne pas dire seize, et treize ans et demi. L'âge bête. Moi j’appellerais plutôt ça l'âge des capricieux : « Papa ! Georg me soûle ! » « Zhoo m'a encore shouré ma guitare ! J'la hais ! Pourquoi elle a fallut qu'elle vienne au monde ?! ». J'en passe et des meilleures. On ne s'ennuie jamais vraiment ici à vrai dire. Si c'est pas les gosses qui engagent la troisième guerre mondiale à la maison, c'est Julia qui a besoin de moi pour bouger je ne sais quelle masse de la cuisine vers la salle à manger pour la ramener dans la cuisine, à sa place initiale qui lui allait mieux.

Mais cette routine me plaît, alors je ne vais pas me plaindre. Néanmoins, je ne quitterais ce foyer pour rien au monde, j'y ai mes marques, mes habitudes et les êtres qui me sont le plus chers. Idem pour mon quartier et par extension, Houlton, ville qui nous as vu naître : Julia, moi et ma meilleure amie, Sienna, enfin presque.

Une tête rousse, un caractère survolté, et une bonne humeur à toute épreuve, même aux disputes. Voilà comment caractériser Sienna. Bien qu'elle ne soit pas née à Houlton, mais dans un autre état, elle se considère elle même d'ici, puisqu'elle y a vécu en foyer et famille d’accueil jusqu'à sa majorité. Elle habite d'ailleurs à quelques pas d'ici, dans une sublime maison moderne et tout le toutim … payée grâce à son salaire faramineux de docteur en géographie urbaine, enseignant dans l'université la plus proche. Si je ne suis pas un cerveau, c'est loin d'être son cas.

Mais à son plus grand regret, son travail ne lui a pas permis d'élever ses terreurs de jumeaux – oui, tous nos enfants sont des sources à problèmes, à notre plus grand malheur, on est connus dans toute la ville à cause de leurs péripéties – tâche qui s'est retrouvée sur les épaules de son époux, ancien flic à la retraite à cause d'un bête accident qui lui a coûté un poumon, et son job. Mathieu démantelait des réseaux de trafics de drogues et d'armes, et il était plutôt efficace dans son domaine.

Mais il n'est pas un mauvais père, et Emma et Camille ont été comme des coqs en pâte avec un père comme le leur. Ils sont de l'âge de Zhoo et forment un quintette avec An.

An est un véritable miracle à elle toute seule. Je parle d'elle avant ses parents car elle était là avant eux, si l'on veut. C'est d'ailleurs elle qui les a rapproché, en quelque sorte. Jamais elle n'aurait du voir la lumière du jour, sur bien des points, et aujourd'hui, elle se rattrape à la perfection de cette opportunité qui lui a été volée. Enfant non désirée, sa génitrice s'est suicidée au bout de huit mois et trois semaines de grossesse. Elle n'a pas survécu, An s'est accrochée et est encore là aujourd'hui. Son père, Nate, est mon meilleur ami.

Aujourd'hui coincé dans un fauteuil roulant. Il a chuté avec elle, et s'est brisé la colonne vertébrale, lui paralysant les deux jambes, des genoux jusqu'aux orteils. Ce qui ne l'a pas empêché de s'occuper seul de sa fille durant deux ans, avec la DDAS qui lui dardait le cul pour récupérer sa fille. Puis Marine est arrivée. Une petite amie qu'il n'a jamais pu se résigner à oublier, et avec qui aujourd'hui, il file le parfait amour, après avoir offert à cette terre un autre démon saccageur : Jayn, sept ans.